27/09/2024

Confisquer le Royaume ? (26ème dimanche du temps)

 


 

Catho-pride, il faudrait être fier de sa foi et la montrer. Et cela se montre comment la foi ? Ni par les paroles, les théories, la connaissance du catéchisme ou des Ecritures, ni par la prière, mais seulement par la bonté, hesed en hébreu, que l’on traduit aussi par amour, charité, ou miséricorde. Même la générosité ne suffit pas.

On dira que tous peuvent être bons, qu’il n’est pas besoin de la foi. Assurément. En revanche nul ne peut se dire disciple qui ne sème la bonté. Il faut relire le si bel hymne à la charité. « J’aurais beau avoir la foi jusqu’à transporter les montagnes, donner ma fortune au pauvre, s’il manque l’amour, je ne suis rien. » Foi bel et bien morte dirait saint Jacques.

La bonté est le nom de Dieu : Dieu est amour. Il est moins tout-puissant que bon. « Goûtez et voyez comme est bon le Seigneur. » « Sa bonté s’étend d’âge en âge. » « Pitié pour moi, mon Dieu, dans ta bonté. »

Personne ne peut confisquer la bonté, elle appartient à ceux qui la pratiquent et veulent la vivre avec tous. Il est aussi insensé et nuisible de se penser propriétaire de la foi que de la bonté. Ressemblent davantage à Dieu ceux qui, même l’ignorant voire le combattant, sont à l’image du Père de toute bonté que ceux qui se retrouvent pour prier ou qui assènent les règles de la vie mais à qui manque la charité.

Les scandales criminels de l’abbé Pierre le disent après beaucoup trop d’autres. Ce qu’il a fait de bien est renversé par ses crimes et délits qui, par-delà leur qualification juridique, sont des atteintes aux personnes, négation de la bonté. Nul n’est bon, nul n’aime qui écrase l’autre pour satisfaire ses besoins et perversions. Nul n’est disciple qui détruit autrui, même en allant à la messe tous les dimanches. Que les ministres qui veulent supprimer l’Aide Médicale d’Etat à ceux qui en ont besoin se le tiennent pour dit.

Celui qui est un scandale, une occasion de chute, pour un seul de ces petits qui croient en moi, mieux vaudrait pour lui qu’on lui attache au cou une de ces meules que tournent les ânes, et qu’on le jette à la mer. Et si ton sexe est pour toi une occasion de chute, coupe-le. Mieux vaut pour toi entrer castré dans la vie éternelle que de t’en aller dans la géhenne avec tes organes génitaux, là où le feu ne s’éteint pas.

Il arrive que l’on revendique un héritage chrétien, une identité chrétienne de la France, de l’Europe. N’importe pas d’être ou non chrétien, mais de pratiquer la bonté. Vous avez remarqué le très drôle de verset : « Et celui qui vous donnera un verre d’eau au nom de votre appartenance au Christ, amen, je vous le dis, il ne restera pas sans récompense. »

Celui qui fait preuve de bonté, on ne sait rien de sa foi. Le contexte laisse entendre qu’il n’est pas des disciples, qu’il ne partage pas l’appartenance au groupe identifié par son rapport à Jésus. Mais s’il reconnaît, respecte, se fait frère avec un disciple ou tout autre, il entre dans l’ordre de la grâce, la vie donnée, le Royaume. Nous voyons cela tous les jours, si nous voulons bien ouvrir les yeux. La société ne nous fait pas vivre la croix, à nous pauvres chrétiens méprisés. Nous devons nous positionner de telle sorte que ce soit pour l’autre un impératif voire une joie d’offrir un simple verre d'eau. Et si nous sommes disciples, nous verrons en outre que ce n’est pas à nous qu’il est offert, ce verre, mais à celui auquel nous voulons appartenir.

Ouvrir les yeux sur tant de gestes, de la part de croyants d’autres religions, spécialement de l’Islam, ou de non-croyants. C’est sûr que si nous arrivons avec la fierté agressive d’en être, nous, nous empêchons la bonté. Ce n’est pas le monde qui nous en veut ; c’est nous qui empêchons autre chose que les rapports de violence.

Le disciple arrive démuni, il n’a pas même de verre d’eau. Il est pris en pitié (hesed) et on lui offre. Il ne sert à rien de n’avoir pas même d’eau si l’on est encombré par ses convictions. Quelles sont nos convictions comme disciples ? Nous épuiserions la possibilité de la bonté au point de la dénier aux autres, de la confisquer ? « Maître, nous avons vu quelqu’un expulser les démons en ton nom ; nous l’en avons empêché, car il n’est pas de ceux qui nous suivent. » Pour être bon, il nous faudrait que les autres ne le soient pas ? L’évangile n’est pas une chasse gardée, une forteresse agressée à défendre. Nous ne sommes pas le Royaume, nous autres disciples, Eglise. Puissions-nous ne pas l’empêcher ce Royaume. Il nous est juste demandé de l’annoncer en en étant ferment. Vivre de telle sorte que cela libère la bonté, la nôtre, la bonté des gens, la bonté chez les gens, et le Royaume advient. 

Eglise de Sucevita, Roumanie, fin XVIe.

20/09/2024

La vie bonne (25ème dimanche du temps)

 

George Desvallières (1861-1950), La bonté / Sainte Charité (1913)


« D’où viennent les guerres, d’où viennent les conflits entre vous ? N’est-ce pas justement de tous ces désirs qui mènent leur combat en vous-mêmes ? Vous êtes pleins de convoitises et vous n’obtenez rien, alors vous tuez ; vous êtes jaloux et vous n’arrivez pas à vos fins, alors vous entrez en conflit et vous faites la guerre. Vous n’obtenez rien parce que vous ne demandez pas ; vous demandez, mais vous ne recevez rien ; en effet, vos demandes sont mauvaises, puisque c’est pour tout dépenser en plaisirs. » (Jc 2, 16-4, 3)

Les propos de Jacques sont agaçants. Ils visent justes, même si leur moralisme, leur condamnation du plaisir nous fait hausser les épaules. Eh oui, nous aimons le plaisir, et même les plaisirs. Mais il faut lire avec un peu plus de subtilité. « Vous n’obtenez rien parce que vous ne demandez pas » paraît renvoyer au fruit de l’arbre de la vie, qu’Adam dérobe au lieu de prier. Le fruit lui interdit, sauf s’il le demande. C’est pour lui et Dieu ne se réserve rien, lui qui est don, tout entier serviteur de notre joie. « Heureux qui lave son vêtement dans le sang de l’agneau, il aura droit au fruit de l’arbre de la vie. » (Ap 22, 14)

Par la demande, l’Adam est en relation, ne peut ignorer l’autre. Et c’est cette ignorance qui est condamnée, non les plaisirs, au contraire. Les plaisirs qui ignorent l’autre, voire le piétine jusqu’à le voler ou le tuer voilà la racine de la violence.

Aristote définit la morale comme la recherche de la vie bonne. Encore faut-il s’entendre sur le sens de bon. La vie bonne n’est pas la vie de bonne qualité, le contraire de la vie mauvaise. Selon quels critères une vie serait bonne, au sens de bonne qualité ? Le succès, la richesse, la célébrité, la postérité, l’ascèse, la sainteté, etc. ? La vie bonne, c’est la bonté. Bon se dit de ce qui relève de la bonté.

Nous n’échappons pas à la chienne de vie. Mais même dans les affres de son horreur, la bonté est possible. Et l’on jouit des plaisirs les plus doux, même au fond du gouffre, lorsque l’on partage la bonté, lorsque l’on regarde l’autre avec bonté, lorsqu’il nous regarde avec bonté. Voir la misère avec le cœur, selon l’étymologie augustinienne de la miséricorde, et le monde est transfiguré, et ceux qui ne vont pas le bon chemin sont « aujourd’hui même en paradis » (sic !).

Si c’était cela vie, malgré l’absurde et la violence corrosive, douloureuse du mal : se démener pour la bonté. Cela ne se fait pas de force, saisir, prendre de force, se saisir ; ce n’est pas possible sans l’autre ; ce n’est possible que reçu, tout bon-nement demandé, demandé et reçu, prier, loin des « demandes mauvaises », aux antipodes du vol, viol, meurtre.

Les disciples n’échappent pas à la violence, celle qui naît de vouloir être premier, plus grand, en vouloir plus, avoir « la plus longue, la plus grosse ». (Mc 9, 30 -37) Péché depuis l’origine. Mais enfin, ça mène où ? Quel intérêt ? ça ne fait pas le poids par rapport à la possibilité de la bonté, reçue, partagée. Qu’est-ce que renoncer à avoir plus si ce que l’on trouve, c’est la jouissance de la bonté ? Qu’est-ce que se moquer du plus grand, quand on voit sa mesquinerie, sa petitesse. Bonté comme le câlin d’un enfant, les bras ouverts, les câlins d’un amant, d’une conjointe, qui accueille autant que nous l’accueillons. « Et Dieu vit que cela était bon. » Seuls ceux qui ont la possibilité d’avoir plus méprisent la bonté. Quand on n’a rien, la bonté est encore possible. Parfois, elle sauve.

Chercher à être le premier n’est pas moralement défendable… avec au passage les occasions voire les raisons d’écraser l’autre, et c’est pourtant si commun. Le succès, ce n’est pas cela la vie. Ou alors ne pourraient pas vivre ceux qui sont détruits par la maladie, les guerres, la faim.

« Venez venez tous avec nous jouir des plaisirs les plus doux » dit le librettiste de Charpentier pour David et Jonathas, un prédicateur jésuite, François de Paule Bretonneau. Bienheureux temps où les prédicateurs ne déclaraient pas tous le plaisir immoral ! Il s’agissait des plaisirs de la paix, certes, des plaisirs rendus possible par la fin de la guerre : jouir de la vie, avec et pour les autres, dans des institutions justes. On est presque autorisé à écrire que l’on se moque de savoir si la recherche des plaisirs est morale, puisqu’on vise la vie bonne, définition de la morale, entendue, je le redis, non comme une vie de bonne qualité, mais comme une vie de bonté. Être le serviteur de tous signifie peut-être seulement cela, « aimer la bonté », comme le recommande le kérygme éthique de Michée. La bonté est un des noms du Dieu serviteur ‑ « Pourquoi m’appelles-tu bon, Dieu seul est bon », écrit l’évangéliste un peu plus loin. Nous aurions tort de l’oublier.