Nous
lisons une nouvelle fois la parabole du semeur. Comment ne pas fatiguer à dire
des choses entendues des dizaines de fois ? Comment ne pas tomber dans
l’anecdotique ou le farfelu en cherchant à se renouveler ? Le texte ne paraît
pas faire problème. Nous n’aurons donc pas de mal à répondre à la question de
savoir qui est le héros de la parabole, le personnage principal. Et pourtant…
Au
début, il semble que ce soit le semeur. Cependant, dans bien des lectures, y
compris celle que présente l’évangile, cela paraît plutôt être le terrain. Tout
semble parler du semeur et pourtant, nous lisons la parabole comme un
discernement du terrain favorable. Subrepticement, la caméra a glissé du semeur
à la terre. Que s’est-il passé ?
On
pourrait faire remarquer qu’il en va bien ainsi. Que Dieu, à l’origine de toute
chose, disparaît de ce monde au profit des hommes, qu’ils écoutent ou non sa
parole. La responsabilité échoie à l’humanité de poursuivre l’œuvre de vie ou
de tuer la vie dans l’œuf.
Pour
focaliser l’attention sur les terrains, il suffit de remplacer, comme le
commentaire que propose l’évangile lui-même, les termes de l’histoire par
d’autres. La version de Luc est la plus claire : « La semence c’est
la parole de Dieu, ceux qui sont au bord du chemin, ce sont ceux qui »,
etc. Matthieu ne se préoccupe que des terrains. « Celui-là, c’est le
terrain ensemencé au bord du chemin ; etc. »
La
parabole délivrerait alors une leçon de morale, une leçon sur le comportement.
Elle encouragerait à être le bon terrain, c’est-à-dire à écouter la parole et à
l’accueillir, à l’écouter et à la mettre en pratique, de sorte qu’une parole
reçue devienne, en cent ou soixante ou trente occasions, une parole pour d’autres.
Le
problème, c’est que l’on ne dit pas comment on devient bonne terre, comment on
peut de chemin, sol pierreux ou plein de ronces devenir auditeur de la parole. Il
est urgent de revenir à celui que l’on a laissé de côté alors qu’il semble si
évidemment être le protagoniste, le semeur.
Rien
que la façon de le nommer attire l’attention, non pas « « Voici que
le semeur est sorti pour semer » mais « Voici : celui que
sème sortit pour semer ». Tout est action, sortir, semer. Il sortit, une
fois. C’est Dieu qui sort au matin du monde qui est notre présent. Il vient à
notre rencontre. « Tu visites la terre et tu l’abreuves, tu la combles de
richesses. Le ruisseau de Dieu est rempli d'eau, tu prépares les épis. Ainsi tu
la prépares arrosant ses sillons, aplanissant ses mottes, tu la détrempes
d'averses, tu bénis son germe. » (Ps 64-65).
Et
il sort pour semer. Importe moins son identité que son action, ou plutôt son identité
est son acte, il est celui qui sème. « Le semant sortit pour semer. »
Le pléonasme insiste et la suite en rajoute : « Et, comme il semait ».
On
ne sait pas ce qu’il sème, blé, légumes ou autre. Impossible dès lors de faire
parler les chiffres du rendement. Cela fait juste beaucoup, trente, soixante ou
cent pour un. Le texte grec n’a pas même besoin d‘ajouter « des
grains tombèrent ». On lit mot-à-mot : « Voici : le semant
sortit pour semer. Et comme il semait, il en tomba au bord du chemin. Et d’autres
tombèrent…, Et d’autres tombèrent…, Et d’autres tombèrent… » Non seulement
le terrain ne serait pas le but de la parabole, mais la semence non plus. Il y
a juste Dieu et son unique action, source de vie, généreuse, débordante, inépuisable,
ensemencer la terre entière sans compter, de même qu’« il fait lever son soleil sur les méchants et sur les
bons, et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes. »
Plus
intriguant. Alors qu’on sème, déjà on parle du fruit, abondant. On ne parle cependant pas
de récolte, de moisson. Ce n’est pas la parabole du
moissonneur qui constate le rendement. C’est la parabole du semeur. Le semeur
ne cherche pas à ce que cela lui rapporte, il désire seulement le fruit
abondant. Dieu n’est pas un moissonneur qui vient chercher son dû, ou un productiviste
qui arrache les plans inutiles. Dieu est semeur.
Bref,
c’est l’histoire de quelqu’un qui s’y prend à quatre fois pour la tâche qui le
définit tout entier, semer. La première fois, cela ne marche pas, la deuxième
non plus, la troisième pas davantage. Comme dans les contes, on fait monter le
suspens. Et là, d’un seul coup, on passe du rien au tout. Est manifeste la
fécondité du semeur.
Dieu,
enfin, a trouvé la bonne terre ; après de nombreux essais, sa parole porte
un fruit abondant. Trois fois sur quatre, cela semble raté, grand désastre
jusque dans la mort de Jésus. Fallait-il créer dans ces conditions ? C’est
la responsabilité de Dieu que défend la parabole. Créer pour la vie, plus fort
que tout ce qui l’empêche. Or, dès le début, lorsqu’il sortit, au matin du
monde qui est notre présent et a-venir, la bonne terre porte du fruit. Plus
fort que la stérilité, que la mort et la violence qui font disparaître, étouffent
ou brûlent, il y a la vie. Malgré le prix de la stérilité et pour en libérer
les victimes, la générosité de vie voit l’abondance du fruit. Jésus est cette
terre en qui la parole fructifie. « La terre a donné son fruit, Dieu notre
Dieu nous bénit. » (Ps 65-66)
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