« Vraiment, la vie de l’homme sur la terre est une corvée. » Qui d’entre nous ne tiendrait cette affirmation pour impie ? Qui d’entre nous, malgré l’impiété de cette pensée, ne partage pas ce sentiment de lassitude, d’épuisement. Et cette impiété est biblique (Jb 7, 1)…
Comment pourrions-nous faire action de grâce, vivre eucharistiquement, vivre dans la gratitude pour la vie reçue, si nous éprouvons la vie comme un fardeau, lourd au point de nous clouer au lit, couchés, déjà morts, comme la belle-mère de Pierre ? (Mc 1, 29-39)
Jésus ne supporte pas la fatigue de l’existence, ce fardeau. « Aussitôt » il guérit et soulage, passe ses journées à cela. Aussitôt il relève, il ressuscite.
Certes, elles sont nombreuses les occasions de se relever ou d’être relevé, aujourd’hui encore. Combien d’aimés, ou plus modestement de besogneux, nous ont rendu la vie par leur sollicitude à notre égard ou la conscience de leur devoir. Nous avons aussi pu trouver en nous ou dans les circonstances la force des résurrections, parce nous ne pouvions nous résoudre à penser que l’effondrement sous le poids du fardeau et la charge de la corvée soient notre destinée. Pour que la vie soit humaine ne faut-il pas la penser non en en vue de sa destruction, mais perfection, aboutissement, épanouissement ?
Demeurent les profondes impasses dont on ne se relève pas, psychologiques ou physiques, violences et nous finissons tous par y passer. Le fardeau nous écrase. « Vraiment, la vie de l’homme sur la terre est une corvée. » On n’échappe pas à la plainte de Job, on ne peut la renvoyer d’un revers de main. Ce n’est plus aujourd’hui la religion, au moins dans nos contrées, qui sert d’opium, déni de réalité comme survie. L’argent et la consommation sont des opiacés aussi efficaces !
Le sens, un sens, une théorie ou une raison n’effacent pas la pesanteur du fardeau Quelle blague ! Jésus ne parle pas de sens. Il relève et guérit. C’est plus efficace et moins présomptueux. L’absence de sens n’empêche pas la jouissance de l’accomplissement, le mûrissement de la vie comme un fruit savoureux.
Et nous, nous en sommes aux grandes théories ou aux soins, aux petits soins ? Nous aurions vécu de la fruition des fraternités et amitiés, l’accomplissement n’aurait pas été loin.
Dans la nuit, lorsque le sommeil échappe ou qu’au contraire on le repousse, c’est le moment de la prière. Au moins pour Jésus. La prière, c’est toujours de nuit, même en plein jour, parce que l’on ne comprend rien, parce qu’il ne s’agit pas de comprendre. Ce n’est pas une affaire de sens, mais de soin, de vie. Il s’agit, malgré le poids du fardeau, d’exposer au silence qui ne répond pas l’existence, la sienne et celle de tous, la sienne et toutes celles qui sont broyées par le fardeau.
S’exposer et c’est tout. Ne rien attendre. Qui parlerait ? C’est à nous de répondre. Si Dieu parle, il dit tout par le simple fait, sit venia verbo, de créer, de se donner, de se déclarer. Alors, la prière, l’exposition, même comme cri sans fin de l’abandon – nous nous rappelons le Golgotha – est gratitude, reconnaissance, non que l’existence soit belle et légère ‑ « vraiment, la vie de l’homme sur la terre est une corvée. » ‑ non que nous recevions du nouveau pour lequel il faudrait dire merci.
Mais de nouveau, ce que nous entendons dans notre réponse, dans cette exposition, c’est la parole originelle : il est bon que tu vives. « Et Dieu vit que cela était bon. » Cette parole suscite l’univers et toute chose et chacun ; c’est elle aussi, la même, qui relève, guérit, res-suscite. C’est insensé, extravagant, la folie d’un amour, d’un don sans limite. Dieu n’a pas de mesure ; il est lui-même la mesure.
Il ne suffit pas de se lever la nuit ou d’être insomniaque. Il faut être harassé par le poids du fardeau, celui des autres surtout. C’est pour cela que l’on s’expose, dans la nuit, parce que l’on n’en peut plus. On ne prie pas quand tout va bien, tout le monde le sait ! On ne prie pas quand on ne voit pas les autres et soi-même ployer sous le poids du fardeau.
Le fardeau demeure et la mort. La vie éternelle, si elle est pour demain, n’est pas. Elle est, aujourd'hui, ce recueil, dans notre exposition, dans la nuit qui écrase le monde, du jour qui se lève sans cesse depuis le premier matin du monde : il est bon que tu vives.
Ah, c'est un très beau texte, merci. J'ai particulièrement aimé la phrase suivante :
RépondreSupprimer"Ce n’est pas une affaire de sens, mais de soin, de vie. Il s’agit, malgré le poids du fardeau, d’exposer au silence qui ne répond pas l’existence, la sienne et celle de tous, la sienne et toutes celles qui sont broyées par le fardeau"