04/06/2021

Pour vous (Fête du corps et du sang du Seigneur)

Qu’il y ait une culture sacrificielle dans le Premier Testament, c’est certain, tout comme la critique implacable de cette culture, notamment chez les prophètes. Que les premiers chrétiens aient offert des sacrifices, nous n’avons pas de quoi le penser. Jamais Jésus ni ses disciples ne nous sont montrés offrant des sacrifices à Jérusalem. Dès l’an 70, il n’y a plus de temple après sa destruction par les Romains. Et cela ne laisse pas la trace du moindre traumatisme chez les disciples de Jésus ; pour eux, cela semble ne rien changer.

Dès lors, prendre au premier degré la littérature sacrificielle dans le Second Testament c’est, à coup sûr, d’un simple point de vue historique, une aberration. Théologiquement, si l’on veut maintenir le vocabulaire sacrificiel, il faudra se demander ce que l’on fait. Tant qu’il n’existe pas d’écrits chrétiens, les Ecritures, la Parole de Dieu, c’est le Premier Testament. Il est lu de façon allégorique, une chose en désignant une autre. On parle donc de sacrifice, mais on vise autre chose.

Qu’est-ce qu’un sacrifice ? C’est une offrande animale ou végétale, offerte à la divinité par l’intermédiaire des prêtres. Ce n’est pas une prière. Les prêtres ne sont pas chargés de la prière. Que les chrétiens offrent leur vie en sacrifice (Rm 12, 1), c’est une manière de parler, allégorique, je l’ai dit. Vous remarquerez qu’ils n’offrent pas un sacrifice de temps en temps, mais que c’est toute la vie qui est sacrifice vivant (drôle d’expression, on ne tue plus ni ne coupe ou ne cueille). Le sacrifice n’est pas un acte ponctuel mais une manière de vivre.

Alors, si vous voulez offrir à Dieu des sacrifices, vous faites fausse route. C’est vous-même tout entier que vous êtes invités à offrir, le reste est baliverne. Qui peut imaginer que se priver d’un carreau de chocolat pendant le carême réjouit le bon Dieu ? Soyons sérieux.

Qui s’offre en sacrifice vivant ? Qui se donne complètement, pour toute la vie, pour demeurer vivant ? Que signifie s’offrir pour demeurer vivant ? L’amour. Et le vocabulaire du sacrifice déjà passablement malmené, subverti, est amené à disparaître. « Pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (Jn 15, 13), pour ceux qu’on est appelé à aimer, tout homme et la création.

Le soir de la cène, si l’on en croit les quatre récits qui nous sont conservés, Jésus s’est offert, lui tout entier, comme offrande, pour demeurer vivant. Et à qui ? Il a donné son corps et sa vie à ceux auxquels il s’offrait en nourriture. Le dernier repas ne peut être un sacrifice. Jésus n’a rien offert au Père, à Dieu.

En Jésus, c’est Dieu qui se donne, de nouveau, comme depuis toujours, comme vie du monde, des hommes et des femmes, de la création tout entière. Dieu qui se donne. On peut certes appeler cela un sacrifice. Tout est évidemment possible avec le langage. Mais il faudrait arrêter de dire n’importe quoi si on prétend dire quelque chose de sensé !

Le Dieu de Jésus, c’est lui qui donne à l’homme, c’est l’anti-sacrifice, le retournement des sacrifices. L’eucharistie est l’anti-sacrifice. Et son vocabulaire sacrificiel est subvertissement du sacrifice, comme dans l’épître aux Hébreux.

Il se fait nourriture, c’est dire qu’il se donne pour que nous vivions. Il se fait boisson, c’est dire qu’il se donne pour le plaisir de l’ivresse ou la folie du désir. Voilà où nous engage le don que Jésus fait : prenez, mangez, buvez. C’est moi, mon corps, mon sang, pour vous. Moi, pour vous. Qui d’autre que l’amant dit cela ? L’amoureux fou de l’humanité à soigner, d’une humanité dont il faut prendre soin.

L’eucharistie est une nourriture de vie, comme la Parole. Origène, le grand exégète du début du troisième siècle, sait trouver les mots pour le dire : « Vous savez, vous qui avez coutume d’assister aux divins mystères, de quelle manière, après avoir reçu le corps du Seigneur, vous le gardez en toute précaution et vénération, de peur qu’il n’en tombe une parcelle, de peur qu’une part de l’offrande consacrée ne se perde. Vous vous croiriez coupables, et avec raison, si par votre négligence quelque chose s’en perdait. Si, pour conserver son corps, vous prenez tant de précaution, et à juste titre, comment croire qu’il y a un moindre sacrilège à négliger la parole de Dieu qu’à négliger son corps ? »

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