20/12/2024

« Ce qui n’est pas, voilà ce que Dieu a choisi. » (Noël)

 


Les disciples de Jésus ont eu besoin de tirer au clair l’identité de Jésus. L’homme dont la vie et l’enseignement révolutionnent la vie de qui veut et l’ordre mondain a évidemment quelque chose de divin. Le renversement des puissants de leur trône n’est pas seulement politique, aussi important qu’il soit de lutter pour un monde de justice, de refuser l’exploitation des petits, épuisés, essorés jusqu’à la corde et jetés aux oubliettes de l’histoire. Vingt ans après sa mort, un de ses disciple qui ne l’a jamais vu, peut écrire : « Les membres du corps qui sont tenus pour plus faibles sont nécessaires ; et ceux que nous tenons pour les moins honorables du corps sont ceux-là mêmes que nous entourons de plus d'honneur, et ce que nous avons d'indécent, on le traite avec le plus de décence. » (1 Co 12, 22-24) Dans l’attention qu’on porte à ceux regardés comme les plus viles, se manifeste la dignité de tout fils d’homme. Ce n’est pas affaire de mérite mais découle du simple fait d’exister.

Le renversement des puissants est théologique : dans l’attention aux plus petits jusqu’au rebut, il dévoile Dieu. Le divin d’après Jésus plante sa tente chez l’insignifiant, parce que si « ce qui n’est pas » est lieu de Dieu, alors il est « Dieu avec nous » tous, Emmanuel. Le nouveau-né massacré dans la guerre et la haine en quelque endroit de la planète n’est pas un déchet de l’histoire, ainsi qu’en témoigne le massacre des innocents. Depuis l’Exode, depuis le meurtre de Caïn, depuis la main mise sur l’arbre de la vie, Dieu a vu la misère de son peuple, Dieu habite cette misère, il en fait sa demeure. C’est cela le salut et rien d’autre.

La vie de Jésus et son enseignement se concentrent en son nom, Yeshoua’, Dieu sauve. « Ce qui n’est pas, voilà ce que Dieu a choisi. » (1 Co 1, 28) Ce qui n’est pas, voilà désormais le lieu ou l’indice du divin, contrairement à ce que tous pensent, y compris parmi les disciples de Jésus. Entre la splendeur de Notre Dame ou Gaza, où sont les puissants ? Où est Dieu ? Le renversement pour politique qu’il soit, est théologique. Dieu change radicalement. On comprend que Jésus se soit fait quelques ennemis, la religion qui perd le prestige et les puissants le pouvoir. Ils ont vite fait de reprendre le dessus !

Revenons à la question du début : qui donc est ce Jésus pour enseigner, vivre, et installer le divin en ce non-lieu ? Faut-il le reconnaître divin, dieu lui-même ? Méfions-nous, ce sont ses adversaires qui lui intiment de se justifier : « de quelle autorité fais-tu cela ? » Les premiers chrétiens, la philosophie grecque en guise de grammaire, ont construit un système cohérent, sans faille. Ils ont parfois tordu le bras de la logique, mais Dieu n’est-il pas le maître de la logique ? La nécessité œcuménique et l’incompréhension de ces débats, même pour les spécialistes, fait que l’on est prêt à se reconnaître chrétien quand bien même l’histoire ferait que l’on a reconnu ou non le concile de Chalcédoine. Alors que l’on s’apprête à fêter les 1700 ans de Nicée, on est en droit de se demander quelle est la pertinence des formules si ce qui est en jeu ce n’est pas tant Jésus, ses deux natures, mais le bouleversement qu’il impose en Dieu.

Ce qui nous importe, comme aux Pères et aux disciples des premiers siècles, c’est de valider par un changement de vie le renversement opéré par Jésus de telle sorte que, au point que, le salut, la libération du mal, par lui advienne. Cette validation ne change rien à l’être en soi de Jésus, mais cela ne nous intéresse plus dès lors que nous ne serions pas prêts à lui faire confiance. Cette validation en acte est secondairement reprise dans la réflexion, elle ne veut rien écarter des ressources de la raison à laquelle elle se soumet elle-même.

S’il faut maintenir le vocabulaire du divin pour parler de Jésus – remarquons que le second testament ne s’y rend que fort timidement – ce n’est pas parce que le mot dieu prononcé, le dernier mot sur le vrai serait atteint. Dire que Dieu pend au gibet ou vagit dans cet enfant sans parole ni autonomie, c’est rejeter « ce que tous appellent Dieu ». Confesser la divinité de Jésus c’est ancrer dans ce que le mot fieu exprime de décisif et définitif que « ce qui n’est pas » est relevé et choisi pour renverser les puissants, ici, maintenant.

Dire la divinité de Jésus n’est plus tant affaire d’être ou d’identité que de salut. Cela est fortement traditionnel car il n’y eut jamais de christologie dans l’Antiquité qui ne fût une sotériologie. Nos pères se sont égarés à être préoccupés de leur salut post-mortem. Cela a permis à l’Eglise de vendre des messes et des indulgences, marchande du temple. Plus grave que ce commerce, cela a trop souvent dispensé de voir le salut aujourd’hui, dans cette maison, dispensé aussi de se livrer au salut. Certains, nombreux heureusement, se sont attelés à soigner, éduquer, donner à manger, racheter les prisonniers, accompagner les mourants.

La divinité de Jésus est attestée si Dieu perd parce qu’il est à jamais du côté des perdants et que « aujourd’hui », ici et maintenant, ils sont relevés. Si le Magnificat n’est pas ici et maintenant le relèvement des humbles, on se moque du monde à le chanter. Projeter dans un autre monde le salut de Dieu, contrairement à l’enseignement constant de Jésus, c’est ne pas croire qu’il n’y a rien de plus décisif que le renversement des puissants et l’élévation des humbles. Car c’est « aujourd’hui » que « le salut est entré dans cette maison », que « cette parole s’accomplit » qu’« un sauveur vous est né ».

 

13/12/2024

« Que devons-nous faire ? » La fin de la religion (3ème dimanche de l'avent)

 

Paul Cézanne, la route tournante 1881
 

Certains chrétiens, sous prétexte de vouloir vivre sérieusement le temps de l’avent, réclament des trucs à faire. Ils voudraient que les choses soient aussi simples que ce qu’ils voient de l’Islam, que pourtant ils n’apprécient guère. Une fois qu’on s’y serait soumis, on pourrait se penser quitte, assuré d’avoir passé un bon avent, d’avoir bien fait, d’être de bons disciples. Ils jugent trop vagues ou abstraits les appels à lutter contre le mal comme forme ordinaire de la conversion alors que nous attendons le retour du Seigneur,

Nous voulons des choses extraordinaires pour nous faire croire que nous sommes disciples, alors que nous ne sommes pas même capables de tenir bon dans l’ordinaire ! Il ne serait pas convenant de faire la même chose en avent et au carême, à Pâques ou à la Trinité, comme si la charité était de saison. Sa nouveauté ne dépend pas du calendrier car elle est la charte du Royaume. On n’aura pas compris ce qu’est la vie dans le Christ. On aura confondu l’évangile et la religion, la sainteté et l’impeccabilité. Déjà littéralement le propos de Jean !

Dieu n’attend pas de nous que nous remplissions des conditions pour nous compter parmi les siens. Nous en sommes d’ores et déjà, nous le sommes depuis toujours, parce que c’est lui qui nous fait siens, parce que c’est lui qui aime. Il se moque de nos efforts de carême ou autre s’il s’agit pour nous d’être dans les clous. Nous ne sommes jamais dans les clous ; la chaussée du Seigneur n’est pas une affaire de lignes à ne dépasser mais une vie qui s’invente, inédite, pour Dieu lui-même. Naître et vivre et enfanter est affaire de débordement.

Laissons aux scrupuleux de savoir s’ils ont tout bien fait, chemin assuré pour rater la vie et, passant, l’évangile. Il n’y a pas de préparation à Noël, il n’y a pas de préparation au paradis. Il y a la vie, ici et maintenant, qui est déjà l’éternité de Dieu, qui est déjà grosse de Dieu, incarnation de surcroît. Pensez donc, s’il s’agit de mettre Dieu au monde, s’il s’agit de rendre visible son habitation parmi les siens, une tente, une cahute plantée au cœur, nous sommes avec lui, déjà, dans le vrai, non dans un exercice préparatoire. Dieu ne fait pas de l’existence un galop d’essai en vue de déterminer quelle récompense conviendra. Du premier coup, il se donne, entier, sans retour, pour que nous vivions de sa vie, en jouissions.

Le temps perdu à nous entraîner ne se rattrape pas. Ici, maintenant, c’est le temps de la paix, le temps de la vie, le temps de l’amour, le temps de la justice, le temps de la réconciliation et de la consolation. Quoi !? Nous voyons exactement le contraire ! Certes mais c’est comme dénonciation du mal et exigence de faire ce qui nous revient, sans attendre, ordinairement. Ce monde est paradis parce qu’il n’y en a pas d’autre, parce qu’il n’est pas tolérable un instant de plus de le faire enfers. Il n’y a pas d’autre monde parce qu’ici et maintenant Dieu est vie, d’une et seule façon, dans les ténèbres qui le nient, et nous avec (qui nions, qui sommes niés, reniés).

Ainsi le Baptiste renvoie tous ceux qui veulent faire des trucs pour préparer le chemin du Seigneur. « Que devons-nous faire ? ». Et chacun ne se voit répondre que ce qu’il sait déjà. Il n’y a rien de spécial à faire qui ne soit ce que chacun sait déjà, chercher la vie bonne avec et pour autrui dans des institutions les plus justes possibles, faire une place à chacun dans la salle commune. Voilà ce que nous avons à faire. Nous en détourner parce que cela ne serait pas assez chrétien et trop commun, pas assez religieux et trop profane est un mensonge, la meilleure manière de ne rien changer au monde des puissants et de la violence qui tue.

Nous n’avons pas compris, nous ne voulons pas comprendre que l’évangile ne veut rien d’autre que le bonheur des humains, leur vie. Nous ne voulons pas comprendre qu’une religion qui voudrait s’affranchir de l’humanité pour être plus divine est une entreprise de violence absolue. Que serait donc l’humanité qui s’affranchirait de l’humanité, qui se voudrait quitte avec l’humanité !

Préparer plein de choses pour Jésus est toujours une manière pour ne pas s’occuper de lui. Car pour s’occuper de lui, la seule façon, c’est de s’occuper des autres, pas de lui. L’évangile, Jésus, c’est la fin de la religion. Arrêter de penser que l’on pourrait changer le monde en se divertissant comme dit Pascal, en allant voir ailleurs que dans les activités ordinaires la germination du Royaume, la tente de Dieu, la vie plantée en plein cœur.

06/12/2024

On n’attend pas Noël mais le monde nouveau ! (2ème dimanche de l'avent)

La femme courbée, évangéliaire copte deuxième moitié du 13è. Elle ne s'incline pas devant Jésus, au contraire, elle ploie sous son mal et Jésus va la relever, ressusciter, la mettre debout à hauteur de son visage. 


Une histoire de ponctuation. Faut-il entendre : une voix crie dans le désert, préparez les chemins du Seigneur, ou bien, une voix crie : Dans le désert, préparez les chemins du Seigneur ? Le prophète s’époumone-t-il en vain, ou bien le chemin doit-il être préparé dans les lieux hostiles, de mort, de tentation que représente le désert ?

Cela revient un peu au même. N’être pas entendu, prêcher dans le désert est aussi vain que de construire une route au pays de la mort. Dans les deux cas, le prophète invite à une subversion, un geste contre l’évidence des forces en puissance. Oui, on finira bien par entendre, et le cri n’aura pas été vain. Oui, le désert est susceptible d’être lieu de transit parce que la mort n’aura pas le dernier mot.

Ces convictions et cette confiance sont au moins la protestation contre le mal. Et si nous attendons un retour du Seigneur, c’est bien pour exprimer ce refus du mal. Lorsque Zacharie chante son cantique en ouverture de l’évangile de Luc, il reprend cette espérance : l’astre d’en haut vient nous visiter pour illuminer ceux qui habitent les ténèbres et l’ombre de la mort, pour conduire nos pas aux chemins de la paix. Pendant l’avent, on ne se prépare pas à la venue de Jésus à Noël, c’est fait une fois pour toute ; on attend la fin du mal et il ne faudrait pas que des enfantillages justifient notre refus de rejeter le mal. Il faut relire Is 58 et Am 8.

Tous ne se sentent peut-être pas concernés. Il y a ceux pour qui la vie est douce et généreuse, heureuse et tendre. Qu’auraient-ils besoin du renversement évangélique des puissants et de l’exaltation tout aussi évangélique des petits ? De ces choyés, il en est qui s’inclinent vers la misère de frères non aussi généreusement dotés et qui font leur le cri de ceux qu’ils veulent soulager, dans le désert de la mort ou le constat d’un appel sans réponse.

Il y a ceux qui sont finalement pas mal dans le mal. On gagne parfois en confort à spolier les autres, à s’enrichir par les trafics, à exploiter les autres, à les tuer. Le mal ne nous est pas toujours détestable, sans quoi, il y a fort à parier que nous ne l’aurions pas commis. Nos vies sont des déserts où les cris résonnent en vain.

Il est dans le Deutéronome un drôle de passage. Vois je mets devant toi la vie ou la mort. Choisis la vie ! Qui donc choisirait la mort ? Avons-nous vraiment besoin d’un dessin ? Choisir de vivre est plus compliqué qu’il y paraît. Il ne s’agit pas de continuer à s’alimenter et respirer, il s’agit de transformer, avec et pour les autres, et dans des institutions le plus justes possibles, ce qui nous échoit de vie en destinée, se faire artisans du bonheur d’autrui, non à sa place, mais à son service, pour autant et quand il en a besoin.

Quelle lumière plus forte que les ténèbres et l’ombre de la mort, lorsque nous avons permis à l’autre d’être à la joie, à l’estime envers lui-même. Cela, nous pouvons nous l’offrir et nous recevons au centuple. L’enfant qui jubile à grandir, le jeune adulte qui s’enthousiasme d’apprendre à mener sa vie sont des exemples de ce que, malgré la noirceur de monde, il est possible de tressaillir de joie. Cela sonne juste, chacun résonne d’être à sa juste place, ceux qui ont peu compter sur les autres autant que ceux qui voient briller dans le regard de l’autre la reconnaissance d’avoir été accompagnés, accueillis, soutenus, soignés.

Ce que l’on observe politiquement avec les replis identitaires est l’exact contraire de ce désert changé en verger verdoyant et fructifiant, de l’épée devenu soc de charrue. Choisis la vie, exhortation divine, dénonce nos évidences indiscutées, propos de comptoir : C’était indiscutablement mieux avant. Il n’y avait pas tant de… et de… et de. Mais comment comparer des époques quand on reconstitue idylliquement le bon vieux-temps. Faut-il avoir une mémoire sélective et coupable pour parler du XXe siècle comme le bon vieux-temps ! Deux guerres mondiales, des guerres coloniales, l’oppression des dictatures de droite ou de gauche, des millions de morts, le capitalisme qui concède dans la douleur le droit des travailleurs. On arrête. Faisons la liste des tyrans qui s’assoient sur les droits de l’homme et s’affranchissent de l’Etat de droit. Je vous l’accorde, la moralité des autres n’est pas forcément meilleure ; combien de ceux qui ont occupé les plus hautes responsabilités ont été condamnés ou usent de tous les recours pour nier l’évidence. Mais ils n’ont jamais voulu renverser l’Etat de droit.

C’est une manière d’exiger les institutions les moins injustes que de crier, fût-ce en vain, de construire une route, fût-ce dans le désert. Choisis la vie, et l’éclat du Seigneur emplira l’univers comme les eaux couvent les mers.