Les disciples de Jésus ont eu besoin de tirer au clair l’identité de Jésus. L’homme dont la vie et l’enseignement révolutionnent la vie de qui veut et l’ordre mondain a évidemment quelque chose de divin. Le renversement des puissants de leur trône n’est pas seulement politique, aussi important qu’il soit de lutter pour un monde de justice, de refuser l’exploitation des petits, épuisés, essorés jusqu’à la corde et jetés aux oubliettes de l’histoire. Vingt ans après sa mort, un de ses disciple qui ne l’a jamais vu, peut écrire : « Les membres du corps qui sont tenus pour plus faibles sont nécessaires ; et ceux que nous tenons pour les moins honorables du corps sont ceux-là mêmes que nous entourons de plus d'honneur, et ce que nous avons d'indécent, on le traite avec le plus de décence. » (1 Co 12, 22-24) Dans l’attention qu’on porte à ceux regardés comme les plus viles, se manifeste la dignité de tout fils d’homme. Ce n’est pas affaire de mérite mais découle du simple fait d’exister.
Le renversement des puissants est théologique : dans l’attention aux plus petits jusqu’au rebut, il dévoile Dieu. Le divin d’après Jésus plante sa tente chez l’insignifiant, parce que si « ce qui n’est pas » est lieu de Dieu, alors il est « Dieu avec nous » tous, Emmanuel. Le nouveau-né massacré dans la guerre et la haine en quelque endroit de la planète n’est pas un déchet de l’histoire, ainsi qu’en témoigne le massacre des innocents. Depuis l’Exode, depuis le meurtre de Caïn, depuis la main mise sur l’arbre de la vie, Dieu a vu la misère de son peuple, Dieu habite cette misère, il en fait sa demeure. C’est cela le salut et rien d’autre.
La vie de Jésus et son enseignement se concentrent en son nom, Yeshoua’, Dieu sauve. « Ce qui n’est pas, voilà ce que Dieu a choisi. » (1 Co 1, 28) Ce qui n’est pas, voilà désormais le lieu ou l’indice du divin, contrairement à ce que tous pensent, y compris parmi les disciples de Jésus. Entre la splendeur de Notre Dame ou Gaza, où sont les puissants ? Où est Dieu ? Le renversement pour politique qu’il soit, est théologique. Dieu change radicalement. On comprend que Jésus se soit fait quelques ennemis, la religion qui perd le prestige et les puissants le pouvoir. Ils ont vite fait de reprendre le dessus !
Revenons à la question du début : qui donc est ce Jésus pour enseigner, vivre, et installer le divin en ce non-lieu ? Faut-il le reconnaître divin, dieu lui-même ? Méfions-nous, ce sont ses adversaires qui lui intiment de se justifier : « de quelle autorité fais-tu cela ? » Les premiers chrétiens, la philosophie grecque en guise de grammaire, ont construit un système cohérent, sans faille. Ils ont parfois tordu le bras de la logique, mais Dieu n’est-il pas le maître de la logique ? La nécessité œcuménique et l’incompréhension de ces débats, même pour les spécialistes, fait que l’on est prêt à se reconnaître chrétien quand bien même l’histoire ferait que l’on a reconnu ou non le concile de Chalcédoine. Alors que l’on s’apprête à fêter les 1700 ans de Nicée, on est en droit de se demander quelle est la pertinence des formules si ce qui est en jeu ce n’est pas tant Jésus, ses deux natures, mais le bouleversement qu’il impose en Dieu.
Ce qui nous importe, comme aux Pères et aux disciples des premiers siècles, c’est de valider par un changement de vie le renversement opéré par Jésus de telle sorte que, au point que, le salut, la libération du mal, par lui advienne. Cette validation ne change rien à l’être en soi de Jésus, mais cela ne nous intéresse plus dès lors que nous ne serions pas prêts à lui faire confiance. Cette validation en acte est secondairement reprise dans la réflexion, elle ne veut rien écarter des ressources de la raison à laquelle elle se soumet elle-même.
S’il faut maintenir le vocabulaire du divin pour parler de Jésus – remarquons que le second testament ne s’y rend que fort timidement – ce n’est pas parce que le mot dieu prononcé, le dernier mot sur le vrai serait atteint. Dire que Dieu pend au gibet ou vagit dans cet enfant sans parole ni autonomie, c’est rejeter « ce que tous appellent Dieu ». Confesser la divinité de Jésus c’est ancrer dans ce que le mot fieu exprime de décisif et définitif que « ce qui n’est pas » est relevé et choisi pour renverser les puissants, ici, maintenant.
Dire la divinité de Jésus n’est plus tant affaire d’être ou d’identité que de salut. Cela est fortement traditionnel car il n’y eut jamais de christologie dans l’Antiquité qui ne fût une sotériologie. Nos pères se sont égarés à être préoccupés de leur salut post-mortem. Cela a permis à l’Eglise de vendre des messes et des indulgences, marchande du temple. Plus grave que ce commerce, cela a trop souvent dispensé de voir le salut aujourd’hui, dans cette maison, dispensé aussi de se livrer au salut. Certains, nombreux heureusement, se sont attelés à soigner, éduquer, donner à manger, racheter les prisonniers, accompagner les mourants.
La divinité de Jésus est attestée si Dieu perd parce qu’il est à jamais du côté des perdants et que « aujourd’hui », ici et maintenant, ils sont relevés. Si le Magnificat n’est pas ici et maintenant le relèvement des humbles, on se moque du monde à le chanter. Projeter dans un autre monde le salut de Dieu, contrairement à l’enseignement constant de Jésus, c’est ne pas croire qu’il n’y a rien de plus décisif que le renversement des puissants et l’élévation des humbles. Car c’est « aujourd’hui » que « le salut est entré dans cette maison », que « cette parole s’accomplit » qu’« un sauveur vous est né ».
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