Le mal habite notre monde, habite notre cœur même. Il semble que ce soit plus fort que nous et l’Apôtre confesse : « Vouloir le bien est à ma portée, mais non pas l’accomplir : puisque je ne fais pas le bien que je veux et commets le mal que je ne veux pas. Or si je fais ce que je ne veux pas, ce n’est plus moi qui accomplis l’action, mais le péché qui habite en moi. Je trouve donc une loi s’imposant à moi, quand je veux faire le bien : le mal seul se présente à moi. » (Rm 7,18-21)
Un mystère d’iniquité nous submerge et la terre entière. Un mal radical, à la racine, corrompt un monde plein de promesses de fraternité, une terre de justice et de paix, le cœur des hommes qui ne demandent qu’à s’aimer.
Dès l’origine, autant qu’on puisse le savoir ou le conjecturer, on veut comprendre l’origine du mal, le mal originel. La foi juive refuse d’en tenir Dieu responsable. Elle refuse donc d’en tenir l’homme seul responsable aussi, sans quoi, la faute rejaillirait sur le créateur de l’homme. Mais alors qui ? Mais alors pourquoi ?
Les efforts d’explication du mal échouent tous et on ne saurait s’en étonner. Expliquer le mal, en rendre raison, c’est, quoi qu’on en dise, lui donner raison. Mais le mal n’a pas de raison. Le mal est absurde. Le mal c’est le chaos qu’une première fois le Dieu d’amour avait fait reculer en son geste créateur, mettant un peu d’ordre dans le tohu-bohu originaire, déposant en sa créature l’empreinte de sa bonté.
Pour Dieu comme pour l’homme, seule est possible une réplique au mal, et non une solution ou une explication. Impossible de dissoudre le mal en le décortiquant, en l’expliquant, en le comprenant. Est exigé un double geste pour tenter d’en limiter la contagion : la compassion, le secours de ceux qui souffrent et le cri qui dénonce le mal. Le mal ne peut être tu, parce qu’alors il entre dans la banalité. Rien de pire que la banalité du mal, l’accoutumance au mal. Le jugement de Dieu est l’expression définitive de cette dénonciation.
Dans la nuit de la mort, le Fils, ne pouvant plus soulager personne, ne pouvant plus lutter contre le mal, les mains clouées au bois de la croix, hurle dans une protestation sans limite, au point que nous n’osons pas même reprendre sa prière, Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?
Mon Dieu, pourquoi ? C’est la question de Job. C’est la prière de Jésus. C’est une des deux formes de la réplique au mal. Sa dénonciation. Et rien ne saurait éteindre la question. Il est impie, il est sacrilège, blasphématoire de répondre. Ce serait tuer la question qui se rebiffe, se serait encore une victoire du mal.
Du coup, le mythe de la Genèse ne peut être une explication du mal. Il ne peut être qu’une manière de poser la question, de la brandir, mon Dieu, pourquoi ? N’allons pas croire que le serpent serait la source du mal, comme un troisième qui dédouanerait aussi bien Dieu que sa créature. Il est l’énigme qui rampe, l’obligation de poser la question. Mon Dieu, pourquoi ? Pourquoi, non seulement le mal de l’homme, celui auquel il pourrait renoncer. Pourquoi le mal plus fort que l’homme ? Pourquoi la souffrance de l’homme, celle notamment dont personne ne peut être dit responsable ? Pourquoi la mort, la souffrance, la maladie ? Mon Dieu pourquoi les enfants qui meurent ? Mon Dieu, pourquoi ?
L’arbre n’a pas été posé au milieu du jardin juste pour tenter l’homme et la femme. Dieu l’avait même caché, peut-on penser, mais son fruit si beau à voir et si désirable à manger faisait que l’on ne voyait que lui. Et qu’en est-il de ce fruit, si ce n’est qu’il montre ce qu’est Dieu et que l’homme n’a pas. Rien de plus désirable pour l’homme que la vie de Dieu, sans le mal, sans la limite, sans la fragilité.
L’homme est à l’étroit dans son humanité. Ne lui faut-il pas à lui aussi distinguer le bien du mal ? Il ne peut que désirer le fruit si beau à voir. Il ne peut souffrir sa faillibilité et les enfantements meurtriers d’une créature inachevée, tremblements de terre et autre catastrophe naturelle, à commencer par la mort.
Eve, la vivante, trouve dans la Samaritaine de saint Jean ce que le Christ donne d’oser demander : Donne-là moi toujours cette eau. Elle s’y connaît en désir la femme aux cinq maris, la femme assoiffée. C’est notre humanité. Imaginez un instant qu’Eve eût su dire : Seigneur, nous donnerais-tu de ce fruit défendu, ce fruit si beau à voir et désirable à manger ? Qu’aurait répondu le Seigneur ?
« Je ne rêvais que de cela, Eve, je ne rêvais que de cela, oh humanité, que tu me demandes de ce fruit. J’avais tout fait pour que vous m’en demandiez. Je suis heureux, j’exulte. Ce que je suis et que vous n’êtes pas, je vous le donne. Je me donne à vous pour que vous viviez, je me donne à vous comme l’amant, car je vous aime comme tu ne peux l’imaginer. »
Le mythe heureusement n’est pas historique et Eve n’a pas mangé le fruit. L’histoire heureusement a connu le passage du Fils qui a pris notre humanité pour que nous recevions sa divinité. Le vinaigre que l’on tend à Jésus nous saoule encore de son venin mortel. Le mal n’est pas encore définitivement vaincu. Cependant, ce n’est pas en vain que nous crions contre le mal et nous retroussons les manches pour tenter de l’endiguer. Au banquet des noces, le fruit désirable de l’arbre de vie est partagé, grain de blé pour le pain, vin de la fête.
Textes du 1er dim. de carême Gn 2,7-9. 3,1-7 ; Rm 5,12-19 ; Mt 4,1-11
"Je trouve donc une loi s’imposant à moi, quand je veux faire le bien : le mal seul se présente à moi." Phrase étonnante ! Il n'est pas possible de vouloir le bien. Le bien, s'il peut exister, n'est jamais issu d'une volonté mais du désir brûlant d'un cœur amoureux. Là est un travers persistant de la charité chrétienne quand elle se présente comme une doctrine : vouloir le bien au point d'en oublier d'aimer. A vouloir le bien, on justifie l'existence du mal, comme s'il suffisait de choisir entre les deux, comme si on pouvait choisir entre les deux. Comme si la vie se partageait entre les bons et les mauvais, les bonnes et les mauvaises actions, comme si l'homme s'estimait capable de juger l'ombre et la lumière... Je ne veux pas le bien, c'est trop compliqué, trop proche d'une morale du péché, trop lié à la justice et à la condamnation des hommes. Je ne veux pas le bien, je veux la vie !
RépondreSupprimerJe ne suis pas sûr de comprendre ta lecture de Paul. Il ne dit pas, comme tu le laisses entendre, qu'il n'est pas possible de vouloir le bien. Il dit même explicitement le contraire. Il dit seulement qu'il n'est pas possible de l'accomplir. C'est déjà beaucoup. Je ne crois pas qu'il s'agisse d'un débat entre volonté, bien et amour. C'est un débat entre loi et sainteté. La sainteté n'est pas au bout de la loi. Le contraire de la sainteté, ainsi que j'aime à le dire, n'est pas le vice, mais la vertu.
RépondreSupprimerQue Paul soit marqué par le péché, c'est incontestable. On ne peut pas avoir persécuté des gens, qui deviendront de surcroît des coreligionnaires, en avoir mené peut-être à la mort, et ne pas être torturé par la honte, l'horreur, et ce d'autant plus qu'ainsi, on pensait faire le bien.
Merci de me réconciler avec "l'arbre de la connaissance du bien et du mal"! En le remettant en perspective avec le don de Dieu en Christ.
RépondreSupprimerOui, on ne peut pas, on ne doit pas donner raison au Mal. Il est hors champ de la connaissance (?). Face à lui, il faut crier et/ou lutter.