« Il vous est bon que je m’en aille. » (Jn 16, 7)
Cette phrase est terrible. Comment la perte définitive de l’être
aimé pourrait-elle nous être bonne ? « Je m’en vais auprès du Père,
et vous ne me verrez plus. » Ce n’est pas seulement la violence de la passion,
l’injustice de la condamnation de l’innocent qui sont pierre d’achoppement,
scandale. Mais que fait Jésus à affirmer outre la nécessité de son départ, la
bonté de ce départ ? A-t-on réfléchi à cela ?
On s’en tirera en citant un autre passage : « je
reviendrai vers vous et je vous prendrai avec moi » (Jn 14, 3). Ou bien
encore la suite immédiate du verset, « Il vous est bon que je m’en aille,
car, si je ne m’en vais pas, le Défenseur ne viendra pas à vous ; mais si je
pars, je vous l’enverrai. »
Or rien de tout cela n’est satisfaisant. Pourquoi la venue de l’Esprit interdirait-elle la
présence de Jésus ? Pourquoi faut-il que la mort soit notre lot, et avec
elle la douleur de la séparation irrémédiable ? Les versets de ce chapitre
16 de Jean sont d’ailleurs loin d’être clairs. Que veut dire l’évangéliste, que
veut-il transmettre des paroles et de la vie de Jésus ? Que désigne ce
« il » impersonnel, « il
vous est bon » ? « La tristesse
remplit [notre] cœur. »
En célébrant l’ascension du Seigneur, c’est à ces questions que
nous sommes confrontés. Je constate que cette fête rassemble encore moins de
monde qu’un quelconque dimanche. Nombre de paroisses profitent de ce jeudi pour
permettre à tous de se retrouver : mais si elles suppriment des messes,
c’est surtout pour faire face à de plus petites assemblées. Comme si cette fête
était particulièrement incompréhensible, sans importance, y compris pour les
plus réguliers de ceux qui participent à l’eucharistie.
Cette fête ne va pas de soi.
Elle interdit de lire la passion comme une simple péripétie que la résurrection
ferait oublier, happy end. Cette fête ne va pas parce que, alors qu’on chante
en tapant dans les mains et en dansant que Jésus est présent au milieu de nous,
nous sommes invités à confesser le contraire. Même le lectionnaire refuse
d’entendre ce que célèbre la fête. Voilà plusieurs dimanches que nous lisions
l’évangile de Jean, et subrepticement, nous revenons à Matthieu. Mais ce n’est
pas pour reprendre la lecture continue ‑ ce qui ne se fera que dans cinq
semaines ! Nous sommes projetés à la toute fin de l’évangile et les quatre
prochains dimanches nous reviendrons à Jean. Cette fête ne va pas, parce
qu’elle empêche de dissimuler ce qui est pourtant l’expérience de tous,
croyants ou non, l’absence de Dieu.
Michel de Certeau dont
François dit qu’il a été un auteur qui l’a profondément marqué, parle de
rupture instauratrice. Nous avons tous vécu cela. Le décès de quelqu’un nous
fait prendre en charge son œuvre et ainsi nous transforme. Ce peut être pour
prendre la relève d’une entreprise, pour poursuivre une mission, simplement
pour porter le souci que des frères et sœurs se retrouvent alors que les
parents ne sont plus là, eux dont la simple présence suffisait à faire qu’on se
rassemble.
Une rupture qui oblige. Une rupture qui ouvre un renouveau, qui instaure
le nouveau alors même que la mort a signé la fin. C’est ce qui se passe à
Pâques. C’est ce qu’ont vécu les disciples et qu’ils vivent encore. C’est ce
sur quoi l’ascension dirige le projecteur. Jésus n’est plus là, c’est à nous de prendre sa place
aujourd’hui, pour que rien de lui ne s’efface.
Trois conséquences. La première : Devant la propension au
fétichisme, à l’idolâtrie, à l’adoration superstitieuse, à la servitude
volontaire, Jésus serait encore là que son emprise ne pourrait qu’être
tyrannique. De même que la création n’est possible que par le retrait de Dieu
hors du créé, de même la nouvelle création, la vie, n’est possible que par le
retrait de Jésus. Et c’est ce que nous fêtons. Aussi douloureux soit ce deuil, il
nous est bon qu’il s’en soit allé. L’interdit mosaïque de la représentation
demeure une nécessité pour les disciples de Jésus.
La deuxième : notre responsabilité. Rien que cela, prendre la
place de Jésus ! Attention, nombre de ceux qui le remplacent ont tendance
à se prendre pour Jésus, à édicter des lois en son nom. Alter Christus. Non ! Prendre sa place signifie maintenir sa
place pour qu’elle ne soit pas oubliée, mais la maintenir vide, pour que
personne ne se prenne pour le sauveur, pas même l’Eglise. Nous sommes là
seulement pour faire signe vers lui. Ce n’est pas nous qui le remplaçons mais l’Esprit
qui trouve en nous le corps à animer pour que se fasse entendre encore la bonne
nouvelle de la consolation.
La troisième : la présence de Jésus n’existe que sur le mode
de l’absence. L’absence n’est pas le contraire de la présence, mais sa
condition. La nuit de la foi n’est pas un moment, une étape, mais le statut
même de la foi. En sa présence, la foi n'aurait aucun sens. Cette absence cependant n’est pas un vide mais le corps des
frères, deux ou trois rassemblés en son nom, et les souffrants que l’on secourt.
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