L’exil à Babylone est évidemment une catastrophe, non
seulement pour le peuple, mais pour Dieu lui-même. La déportation du peuple
juif, du moins des survivants, semble rendre impossible tout culte au Seigneur.
Ainsi le psaume s’interroge-t-il : comment
chanterions-nous un chant du Seigneur sur une terre étrangère ?
Mais dans le psaume lui-même, un indice de ce que la
dévastation du temple n’est pas la fin. Mieux, la dévastation du temple se
révèle d’une fécondité sans précédent. On tremble à dire cela, comme si le mal,
la mort et la déportation étaient la cause d’un bien. Non évidemment. Le mal ne
peut jamais être justifié.
Mais du fond de sa misère, le reste du peuple puise encore
quelque force. C’est un chant, c’est le psaume qui dit l’impossibilité du
chant. Si le chant était impossible, si la prière était impossible, il n’y
aurait plus de prière, plus de psaume à Babylone.
L’évidence de la désertion du temple et de Jérusalem,
racontée par le psaume, subrepticement, est contredite. La complainte est un
chant, le cri une prière. Les harpes pendues aux arbres, inutiles qu’elles sont
au bord du fleuve de la déportation, laissent jaillir a capella le psaume que
nous avons entendu : Sur les fleuves
de Babylone, nous étions assis et nous pleurions, nous souvenant de Sion. Aux
saules des alentours, nous avions pendus nos harpes. C’est là que nos vainqueurs
nous demandèrent des chansons. Chantez-nous, disaient-ils, quelques chants de
Sion. Comment chanterions un chant au Seigneur sur une terre étrangère ?
Comment cela est-il possible ? Comment l’impossibilité
évidente du chant, refus d’oublier Jérusalem, fait-il sourdre le chant ?
Comment souhaiter que sa langue soit arrachée plutôt que d’oublier Jérusalem, et
parler encore grâce à cette langue ?
Le temple d’Israël est déjà un lieu fort curieux. Il est
vide. Pas de statut représentant le dieu. Et quand l’arche d’alliance habitait
le saint des saints, c’était pour qu’on y lise, ainsi que dimanche dernier :
tu ne feras pas d’image sacrée. D’après
le livre des Chroniques que nous venons d’entendre, c’est justement à avoir
multiplié les idoles que l’on attribue la catastrophe de l’exil.
C’est la pente naturelle. Combler l’absence de Dieu. Mettre
du plein dans le vide. Refuser le manque, avoir peur du désir. Les religions
nomment dieu ce qui les dépasse. Le scepticisme s’abstient. Les premières osent
une parole au risque de l’idolâtrie. Le second se tait, dévot du point d’interrogation,
comme dit Nietzsche en se moquant de l’agnosticisme. Ne resterait-il que la
négation du dieu pour être rationnel. Il se pourrait.
C’est que l’affirmation de Dieu aujourd’hui ne saurait
partir de ce trop plein de dieu. C’est évident que la superstition est
insensée. C’est certain que l’idolâtrie est absurde. A bien des égards, l’athéisme
est notre terreau tant son contraire, le monde enchanté des divinités, nous est
étranger. Notre foi n’est pas tant un aménagement des religions que leur
contestation, d’accord avec l’athéisme. Le retour et la défense du sacré dont
certains font le renouveau ecclésial ne font que prolonger l’hiver de la foi.
Certes il ne suffit pas de renverser les statues d’or et d’argent
ou de bois pour être débarrassé des idoles. L’idole a des formes contemporaines ;
elle a ôté son déguisement théologique et s’est sécularisée. Mais comme hier,
elle prétend protéger, assurer, certifier. Le compte en banque prétend assurer :
fou que tu es ce soir même on te demande
ta vie ; le sexe comme la consommation prétendent certifier que l’on ne
manque de rien, que l’on peut jouir de tout : là où tu mets ton trésor, là aussi tu mets ton cœur ; le
pouvoir prétend protéger de toute faiblesse : celui qui veut être le premier, qu’il soit le serviteur de tous. Il
y a aussi, des idoles conceptuelles, celles que le croyant et l’incroyant se
font de Dieu. L’athée aussi est un croyant. Il croit que Dieu n’est pas. Il n’en
sait pas plus que nous sur cette affaire.
L’exil à Babylone c’est la fin des sécurités et certitudes. Dieu n’est pas un assureur, il invite
plutôt à l’aventure. L’assurance vie, c’est pour les morts ! L’idole est
là, à disposition, sous la main. C’est pratique. Notre Dieu est non-manipulable.
Il n’habite pas dans un temple, mais c’est sous une tente qu’il accompagne le
peuple au désert. Le vent souffle où il
veut, tu ne sais ni d’où il vient ni où il va. Le vent ou le parfum, ce qui
nous touche mais que nous ne pouvons pas saisir, attraper, manipuler.
L’exil comme refus d’un ciel plein, d’un temple plein,
inscrit au cœur de notre affirmation de Dieu l’interdit de l’idole. Nous n’en
savons rien. Nous pensons bien plus comme les athées que les religions et ce n’est
pas un hasard si les premiers chrétiens furent condamnés pour athéisme.
Nous nous sommes mis à la suite de celui qui a fait de la
justice et du service du frère le culte véritable. Où cela nous mènera-t-il ?
Il marchait sans savoir où il allait,
dit-on du Père des croyants, Abraham. Bien avant Babylone, le nomadisme est la
condition du croyant. Mon Père était un
araméen errant.
2 Ch 36, 14-23 ; Ps 136 ; Ep 2, 4-10 ; Jn
3,14-21
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