Jésus guérit un lépreux. Et voilà ce qu’il lui
ordonne : « Attention, ne dis rien à personne, mais va te montrer au
prêtre, et donne pour ta purification ce que Moïse a prescrit dans la
Loi : cela sera pour les gens un témoignage. »
Pourquoi ne rien dire à personne, puisque tout le monde sera
au courant ? Pourquoi ne rien dire à personne si le prêtre doit attester
de la purification et recevoir l’offrande prescrite ? Pourquoi ne rien
dire à personne si cela doit être pour les gens un témoignage ?
Ce n’est pas la guérison qui doit rester secrète ; elle
devra même servir de témoignage pour les gens. De quel témoignage
s’agit-il ? Un homme a été purifié. Ce passif sans agent, ce passif que
les exégètes appellent le passif divin, est une manière de dire l’action de
Dieu sans prononcer son nom, par respect. Ainsi donc, Jésus veut que le
témoignage de la purification soit rendu à Dieu. C’est lui qui fait vivre.
C’est lui la vie.
Ce qui est secret, c’est le nom de Jésus. Surtout, que
personne ne sache qui il est. Même sa parole le dissimule, au passif :
« je le veux, sois purifié ». Le lépreux n’a pas suivi la consigne
« de sorte que Jésus ne pouvait plus entrer ouvertement dans une ville,
mais restait à l’écart, dans des endroits déserts ».
Pourquoi Jésus veut-il rester dans l’ombre ? Que
signifie cet anonymat de Jésus ?
Une première réponse consiste à penser que Jésus veut tout
rapporter au Père. Il est sorti,
comme dit l’évangile quelques versets plus haut, pour annoncer. On ne nous dit pas quoi. On le devine avec cette
purification et les guérisons précédentes. Il annonce une libération. Au risque
d’en dire trop, à ce point du récit, il
est sorti pour annoncer que Dieu libère son peuple de l’emprise du mal, des
maladies et démons. Le passif divin attribue l’action de salut au Père ;
Jésus, homme au milieu des hommes, ne risque pas de se l’attribuer.
Une deuxième réponse, que l’on pourrait attribuer aux
premiers chrétiens. On sait que leur prédication n’est pas exactement celle de
Jésus. Jésus annonce le Royaume, le salut, et les premiers chrétiens annoncent
Jésus (qu’ils reconnaissent comme le Royaume, le salut). Ainsi pour les
premiers chrétiens, qu’on ne puisse pas dire par qui le lépreux a été purifié,
qu’on ne puisse désigner l’agent de ce passif, dit qui est Jésus. Le passif
divin devient le passif qui désigne Jésus en taisant son nom. Il est le
sauveur, décidément et forcément du côté de Dieu, Seigneur.
Un homme a été purifié. Par qui ? On ne prononce pas le
nom de l’agent mais l’on sait bien que c’est Dieu qui a agi. On ne prononce pas
le nom de Jésus, mais l’on sait bien que c’est lui qui a agi ; il se retire,
« de partout cependant on venait à lui ». Le silence que les premiers
chrétiens font ordonner par Jésus est une manière pour eux de confesser leur
foi, de faire retentir l’annonce : ce Jésus, c’est Dieu qui libère son
peuple.
Une autre lecture, plus propre à Marc, peut encore être
avancée. Pas plus que les précédentes, elle n’est exclusive. Il faut taire le
nom de Jésus pour ne pas faire de Jésus une idole. Je traduis pour aujourd’hui.
Jésus n’est pas superman, un magicien qui par l’opération du saint Esprit peut
guérir un cancer, éviter un accident de la route, etc.
Ce qui est étrange c’est de penser que ceux qui sont attirés
par Jésus, ceux qui de partout viennent à
lui, peuvent être idolâtres, de ce Jésus-même qu’ils cherchent. Il arrive à
ceux qui viennent à Jésus de mal parler de Jésus sans le savoir. Jésus le sait,
lui. Il arrive que les disciples se trompent sur l’identité de Jésus.
« Passe derrière moi, Satan ! tes pensées ne sont pas celles de Dieu,
mais celles des hommes ! » Voilà pour Pierre et les Douze.
Dans l’évangile de Jean on retrouve cela aussi :
« Alors Jésus, se rendant compte qu’ils allaient venir s’emparer de lui
pour le faire roi, s’enfuit à nouveau dans la montagne, tout seul. » Dans
notre texte aussi, Jésus « reste à l’écart dans des endroits
déserts ». Et c’est de s’être fait roi qu’il sera condamné… Ainsi donc,
ceux qui viennent à Jésus peuvent mal parler de lui en pensant au contraire
bien parler. Voilà pourquoi Jésus ordonne de ne rien dire.
Puis-je pointer une de nos idolâtries ? Elle est
tellement ancrée dans nos habitudes que je tremble à la dénoncer. Elle concerne
l’eucharistie telle que la polémique antiprotestante nous l’a refourguée. La
dévotion eucharistique est parfois idolâtrique. L’expression de présence
réelle, introduite par Urbain IV mais gentiment ignorée par Thomas d’Aquin,
nous fait adorer quand il faut consommer : Prenez, mangez, prenez, buvez.
S’il y a un tabernacle, ce n’est pas pour qu’on puisse
adorer, seulement pour conserver le corps de Jésus pour les malades et les
absents. Le but n’est pas l’adoration, mais la conservation. Si on conserve
l’eucharistie, évidemment, on va la respecter.
Ou bien encore, je ne fais pas action de grâce parce que
Jésus s’est donné à moi, présent dans le pain. Je rends grâce, assurément,
c’est même ce que veut dire eucharistie. Le psaume le dit : « Comment
rendrai-je au Seigneur tout le bien qu’il m’a fait ? J’élèverai la coupe
du salut ». Nous ne rendons pas grâce d’avoir communié, de ce que Jésus
soit venu en nous. C’est pour rendre grâce que nous communions. Jésus vit en
nous, jour après jour, heure après heure. Et pour en rendre grâce, pour faire
eucharistie de sa présence en nos vies, nous communions.
Parfois il faut être discret sur l’identité et la personne
de Jésus, écouter l’ordre de taire son nom. Sans quoi, on lui interdit d’entrer
en nos villes et le cantonne dans les endroits déserts. C’est peut-être ce que
deviennent nos églises !
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