Il
faut pardonner, sans cesse. Ainsi le dit Jésus et nous venons de l’entendre (Mt
18, 21-35). C’est clair, c’est écrit, mektoub, comme disent les musulmans. Il n’y
a pas d’interprétation à chercher, le texte est clair. Pardonner jusqu’à soixante-dix
fois sept fois.
Pas
si sûr cependant. Car si le disciple a l’obligation de pardonner, le bourreau,
celui à qui le disciple devrait pardonner n’a aucun droit au pardon, n’a
absolument pas la possibilité d’exiger le pardon de sa victime.
Ces
dernières années, une réflexion s’est développée, non seulement en psychologie
mais aussi en droit sur ce que signifie être victime. Si le bourreau, celui qui
a lésé, violenter, violer, tuer exige le pardon de sa victime ou de ses
proches, c’est une nouvelle violence. Je t’ai fait mal et tu dois me pardonner.
Propos impossible, y compris prononcé par un tiers : il t’a certes fait
mal, mais tu dois lui pardonner.
Le
chemin du pardon est un chemin difficile, qui est d’abord de reconstruction de
la personne, de la relation où cette personne est engagée, de la société dans
laquelle elle vit. Le pardon se demande. Non pas « excusez-moi »
comme l’on dit si souvent, mais « je vous prie de bien vouloir m’excuser »,
« je vous demande pardon ».
Le
pardon met le bourreau en situation de faiblesse, hors force, et c’est pour
cela qu’il peut permettre à la victime de pardonner, parce qu’elle n’a plus à
craindre, parce que la force n’est plus la loi de la relation, mais le retour à
la fraternité, à l’égalité, à la faiblesse où il est possible d’exister en paix
à découvert.
C’est
ce que la société et l’Eglise semblent n’avoir toujours pas compris dans les
questions de violences sexuelles. Il ne suffit pas que l’affaire soit reconnue,
voire jugée, pour que la page soit tournée. Alors que le plus intime a été
blessé, massacré, il faudra la faiblesse structurelle d’une supplique pour qu’un
pardon soit possible, pour que l’obligation de pardonner ne soit pas une
nouvelle violence, positionnant l’évangile du côté du bourreau qui exigerait le
pardon auquel il aurait droit.
La
parabole me semble dire précisément cela. L’homme à qui le maître a tout remis
mais qui ne remet à rien à son frère n’est pas tant à côté de la plaque par
manque de réciprocité, ce que tu veux qu’on fasse pour toi, fais le toi pour
les autres. Son problème, sa faute n’est pas tant de violer la règle d’or que de
demeurer dans une logique de force, de pouvoir, la loi du plus fort.
Il
n’a pas même vu que le maître qui lui remettait sa dette était bon, désarmé,
loin de tout rapport de force, de toute violence. Il continue à penser Dieu
comme la projection de son propre rêve de toute-puissance. Dieu est le
tout-puissant, qui peut faire ce qu’il veut quand il veut précisément parce qu’il
est tout puissant. Il est l’autocrate dont seul son bon plaisir détermine l’action.
Avec
une telle image de Dieu, pas étonnant que le maître désarmant de bonté n’ait
pas réussi à désarmer son débiteur auquel pourtant il avait remis toute sa
dette. Ce n’est pas parce que nous pardonnerions que nous serions pardonnés.
Heureusement que Dieu nous pardonne sans commune mesure avec ce que nous
pardonnons, heureusement que Dieu ne mesure pas la vie qu’il donne selon notre
capacité à donner. Il ne risque pas d’y avoir réciprocité de Dieu à nous. Il
est et demeure le premier. « Dieu, le premier, nous a aimés. » Il est
créateur. Il est et demeure source. Sans mesure. Imaginer un Dieu qui mesure,
un Dieu mesquin, c’est encore se tromper de Dieu.
Mais
comment accueillir le pardon de Dieu tant que l’on demeure dans un rapport de
force ? Comment entendre quoi que ce soit à l’amour tant que la force, la
puissance, physique, politique ou financière, sont la loi. Si le pardon
restaure le monde, c’est justement parce qu’il désarme, revient à la faiblesse.
Certains philosophes ont disserté sur la caresse, main qui ne saisit pas, ne
bat pas, ne broie ni ne serre, mais effleure.
Si
nous ne sortons pas de la logique de la puissance, victimes ou bourreaux,
jamais nous ne pourrons entrer dans la logique du pardon, jamais nous ne
pourrons entrer dans la possibilité d’une création nouvelle, d’un monde nouveau
réconcilié. Ce n’est pas le pardon de Dieu qui est conditionné par notre pardon,
c’est le monde nouveau qui n’est possible qu’à entrer dans le monde de la
caresse, de la douceur.
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