28/08/2020

Relecture de la pandémie. Christoph Theobald

Recherches de Science Religieuse 108/3 (juil-sept 2020), pp.475-476. (Le texte dont ces lignes sont extraites n'a rien à voir avec la crise sanitaire et sociale qui n'est abordée par C. Theobald que comme une illustration majeure de ce qu'il vise dans l'article, la fécondité de la pensée de K. Rahner pour l'Eglise et le monde aujourd'hui.)
J'ai supprimé un exemple qui n'a de sens que situé dans l'article et ajouté une remarque, le tout entre crochets.


L’actuelle pandémie rapproche non seulement différentes temporalités [la temporalité individuelle, celle d’une société donnée et celle des réactions/actions de notre planète], au moins provisoirement, mais nous fait expérimenter aussi l’humanité comme un grand corps. L’analogie entre le corps individuel et le corps social remonte au stoïcisme et à l’ecclésiologie du Nouveau Testament, avant d’être adoptée par la sociologie naissante. Mais l’individualisme et la mondialisation techno-scientifique et financière nous ont privés de « l’expérience » concrète de ce corps ; expérience que nous faisons actuellement – quel paradoxe – sous une forme négative et à nos dépens ; comme si l’absence inconsciente d’un sens « corporel » du social – la Bible parle d’« aveuglement » et de « surdité » ‑ nous avait conduits vers le confinement : toucher l’autre peut subitement devenir mortel pour lui et pour moi. Simultanément, le temps collectif reflue sur le temps individuel et inversement ; comme pendant les grandes pandémies du passé, la mort se propage d’individu à individu, allant jusqu’à les priver des moyens collectifs du deuil, et met le corps social entier en danger de mort, handicapant sa capacité d’exercer ses fonctions élémentaires d’échange, devenues de plus en plus sophistiquées et fragiles. A l’arrière-plan, la menace de mort individuelle et collective réveille la perspective d’autres échéances et rappelle le simple fait que nous faisons partie du système global de notre planète.

L’ensemble des dispositifs d’échange dont use le corps social est dès lors soumis par la crise à un tri impitoyable. Mais de ce test de viabilité, une vision d’avenir peut se dégager. Nos manques réels, éprouvés durant ce temps de traversée, s’expriment, et celles et ceux qui ont payé de leur personne pour maintenir en vie les fonctions vitales du corps social et des corps individuels, voire pour les guérir, prennent la parole. Entre l’isolement qui réduit notre cercle relationnel au plus élémentaire, d’un côté, et l’aisance de communication avec le monde entier ou presque par nos moyens de tout genre, c’est le corps de l’autre et des autres, toujours envisagé ici et maintenant, qui nous manque. Le corps, ce sont les gestes élémentaires de nos rencontres, quand nous nous embrassons, nous donnons la main, quand nous percevons dans le moindre des mouvements de l’autre son intériorité, sa présence ou son absence, nous révélant que nous vivons de « présences réelles ». Sur le plan collectif, il s’avère donc difficile de poursuivre la trajectoire d’une mondialisation de tous les échanges, de plus en plus abstraite, sans une nouvelle attention aux lieux où nos corps individuels et sociaux sont en contact réel avec la terre pouvant effectivement recevoir ses dons et ses leçons. [L’ignorance de ce fait, voire le refus de le prendre en considération, d’en reconnaître l’importance, est source de violence sur les corps individuels et sur le corps social. La limitation des libertés pour garantir la santé d’une part et les tensions sociales comme les violences à propos du port ou non port du masque d’autre part, parmi d’autres, l’illustrent bien.] Et quant aux conditions élémentaires du corps social, telles sa santé et la santé des individus, nous découvrons à nos dépens qu’il faut les sortir d’une pure logique financière et les compter parmi les « communs » à réintégrer dans nos échanges sociaux et, sans aucun doute, dans nos rapports à la terre.

Que voyons-nous donc, nous autres « guetteurs », quand nous nous laissons guérir de notre aveuglement et de notre surdité ? Au premier plan : une désarticulation dramatique des différentes temporalités qui constituent le grand corps de l’humanité sur notre planète, et le prix à payer en pertes de confiance individuelle et collective et de violences qui s’ensuivent. Mais simultanément nous percevons, en arrière-plan ou en profondeur, la « source » d’une « espérance » élémentaire qui émerge de nos manques éprouvés et s’exprime dans la générosité de celles et ceux qui se situent aux « failles » du corps, tentant d’œuvrer à sa guérison ; « foule immense que nul ne peut dénombrer, de toutes les nations, tribus, peuples et langues » (Ap 7, 9). En final, la vision messianique des Ecritures prophétiques, qui au cœur du « gémissement de la création tout entière » et de nos propres « gémissements intérieurs » (Rm 8, 22s) mise sur la réconciliation entre la terre et tous ses vivants, semble gagner en crédibilité inattendue et surprenante. Et pourtant, comme à d’autres moments de l’histoire […], la différence entre nos plausibilités et ce que nous pouvons effectivement porter, entre ce que nous savons et ce que nous avons l’énergie intérieure de décider et de réaliser, est livrée à nos discernements et à nos capacités d’accueillir ce qui est effectivement donné hic et nunc.

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