13/08/2020

Quelques citations de Dietrich Bonhoeffer

 Dietrich Bonhoeffer (1906-1945)

 

Lettre du 30 avril 1944
(La première à traiter des « grands thèmes » de Résistance et soumission. Lettres et notes de captivité, Labor et fides, Genève 2006. Du 11 avril 1943 au 17 janvier 1945)
Tu t’étonnerais peut-être, ou tout au plus te ferais-tu du souci, au sujet de mes pensées théologiques et de leurs conséquences ; en cela tu me manques vraiment beaucoup, car je ne sais pas à qui d’autre je pourrais en parler de façon à les clarifier. La question de savoir ce qu’est le christianisme, et qui est vraiment le Christ pour nous aujourd’hui, me préoccupe constamment. Le temps est passé où l’on pouvait tout dire aux hommes par des mots – que ce soit des paroles théologiques ou pieuses – comme le temps de l’intériorité et de la conscience, c’est-à-dire le temps de la religion en général. Nous allons au-devant d’une époque totalement sans religion : tels qu’ils sont, les êtres humains ne peuvent tout simplement plus être religieux ; ceux-là mêmes qui se déclarent honnêtement « religieux » ne le mettent nullement en pratique ; ils entendent donc probablement par « religieux » quelque chose de tout autre. Toute notre prédication et notre théologie chrétiennes, vieilles de mille neuf cents ans, reposent sur l’« a-priori religieux » des humains. […]
Les questions auxquelles il faut répondre seraient celles-ci : que signifient une Eglise, une communauté, une prédication, une liturgie, une vie chrétienne dans un monde sans religion ? Comment parler de Dieu – sans faire appel à la religion, c’est-à-dire sans le donné préalable et contingent de la métaphysique, de l’intériorité, etc. ? Comment parler (ou peut-être ne peut-on plus en « parler » comme jusqu’ici ?) de Dieu « de façon séculière » ? Comment être des chrétiens « sans religion – séculiers » ? Comment sommes-nous ek-klèsia, des appelés, sans nous considérer comme des privilégies sur le plan religieux, mais bien plutôt comme appartenant pleinement au monde ? Alors le Christ n’est plus l’objet de la religion, mais tout autre chose, réellement le Seigneur du monde.

Lettre du 29 mai 1944
Il m’est apparu de nouveau clairement que nous n’avons pas le droit dans notre connaissance imparfaite d’utiliser Dieu comme bouche-trou ; car lorsque les limites de la connaissance reculent – ce qui arrive nécessairement – Dieu aussi est repoussé sur une ligne de retraite continuelle. Nous avons à trouver Dieu dans ce que nous connaissons et non pas dans ce que nous ignorons. Dieu veut être compris par nous non dans les questions sans réponse, mais dans celles qui sont résolues. Ceci est valable pour la relation de Dieu et la connaissance scientifique, mais également pour les problèmes simplement humains de la mort, de la souffrance et de la faute. Aujourd’hui, il existe des réponses humaines à ces questions qui peuvent faire abstraction de Dieu. En fait – et il en fut ainsi de tout temps – les hommes arrivent à résoudre ces questions sans Dieu, et il est faux de prétendre que le christianisme seul en connaît la solution. En ce qui concerne le concept de « solution », les réponses chrétiennes ne sont ni plus ni moins convaincantes que d’autres solutions possibles. Ici non plus, Dieu n’est pas un bouche-trou ; il doit être reconnu non à la limite de nos possibilités, mais au centre de notre vie ; dans la vie et non d’abord dans la mort, dans la force et la santé et non d’abord dans la souffrance, dans l’action et non d’abord dans le péché. La raison en est la révélation de Dieu en Jésus-Christ. Il est le centre de la vie et il n’est nullement « venu pour » répondre à nos questions irrésolues.

Lettre du 16 juillet 1944
Je travaille à cerner peu à peu l’interprétation non-religieuse des concepts bibliques. Pour l’instant, je vois bien mieux le problème que sa solution. L’aspect historique : c’est une grande évolution qui mène le monde à son autonomie. […] Dieu, en tant qu’hypothèse de travail en morale, en politique, en science, est abolit, dépassé ; il en est de même comme hypothèse de travail philosophique et religieuse (Feuerbach !) C’est pure honnêteté intellectuelle que de laisser tomber cette hypothèse de travail, c’est-à-dire de l’écarter autant que possible. Un médecin ou un savant édifiant est un être hybride. Où donc reste-t-il de la place pour Dieu demandent certaines âmes angoissées, et comme elles ne trouvent pas de réponse, elles condamnent toute l’évolution qui les a mises dans cette situation aussi difficile. […]
« Ah, si je savais le chemin, le long chemin qui ramène au pays de l’enfance ! » Ce chemin n’existe pas – en tout cas, on ne le trouve pas en renonçant volontairement à l’honnêteté intérieure, mais uniquement dans le sens de Mt 18, 3 ! c’est-à-dire par la repentance, c’est-à-dire par une dernière honnêteté. Or nous ne pouvons être honnêtes sans reconnaître qu’il nous faut vivre dans le monde « etsi Deus non daretur ». Et voilà justement ce que nous reconnaissons – devant Dieu ! Dieu lui-même nous oblige à l’admettre. En devenant majeurs, nous sommes amenés à reconnaître de façon plus vraie notre situation devant Dieu. Dieu nous fait savoir qu’il nous faut vivre comme des êtres qui parviennent à vivre sans Dieu. Le Dieu qui est avec nous est le Dieu qui nous abandonne (Mc 15, 34). Le Dieu qui nous fait vivre dans le monde sans l’hypothèse de travail Dieu, est celui devant qui nous nous tenons constamment. Devant Dieu et avec Dieu nous vivons sans Dieu. Dieu sur la croix se laisse chasser hors du monde. Dieu est impuissant et faible dans le monde, et ainsi seulement il est avec nous et nous aide. Mt 8, 17 indique clairement que le Christ ne nous aide pas par sa toute-puissance, mais par sa faiblesse et sa souffrance. Voilà la différence décisive d’avec toutes les religions. La religiosité de l’être humain le renvoie dans sa misère à la puissance de Dieu dans le monde, Dieu est le Deus ex machina. La bible le renvoie à la faiblesse et à la souffrance de Dieu : seul le Dieu souffrant peut aider. Dans ce sens on peut dire que l’évolution du monde vers l’âge adulte dont nous avons parlé, faisant table rase d’une fausse représentation de Dieu, libère le regard de l’homme pour le diriger vers le Dieu de la bible qui acquiert sa puissance et sa place dans le monde par son impuissance. C’est ici que devra intervenir « l’interprétation séculière ».

18 juillet
« Les chrétiens sont avec Dieu dans sa passion. » Voilà ce qui distingue les chrétiens des païens. « Ne pouvez-vous pas veiller une heure avec moi ? » demande Jésus à Gethsémani. C’est le renversement de tout ce que l’être humain religieux attend de Dieu. L’être humain est appelé à vivre avec Dieu la souffrance de Dieu pour le monde sans Dieu. Il doit donc vivre réellement dans le monde sans Dieu et ne pas essayer de le camoufler, de transfigurer religieusement l’état sans Dieu de ce monde ; il doit vivre « séculièrement » et participer par là justement à la souffrance de Dieu ; il a le droit de vivre « de manière séculière », c’est-à-dire être libéré de toutes les fausses attaches et des inhibitions d’ordre religieux. Etre chrétien ne signifie pas être religieux d’une certaine manière, faire quelque chose de soi-même par une méthode quelconque (un pécheur, un pénitent ou un saint), cela signifie être un être humain ; le Christ crée en nous non un type d’être humain, mais l’être humain tout court. Ce n’est pas l’acte religieux qui fait le chrétien, mais sa participation à la souffrance de Dieu dans la vie du monde. […] Dans le nouveau testament, nous voyons que l’être humain est entraîné dans la souffrance – messianique – de Dieu en Jésus-Christ des manières les plus diverses : par l’appel des disciples à la suivance, par la communauté de table avec les pécheurs, par des « conversions » dans le sens précis de ce mot (Zachée), par le geste de la grande pécheresse (Luc 7) (qui s’accomplit sans aucune confession des péchés), par la guérison des malades (voir plus haut Mt 8, 17), par l’accueil fait aux enfants. Les bergers et les mages d’Orient sa tiennent devant la crèche, non pas en tant que « pécheurs convertis », mais simplement parce que la crèche les attire tels qu’ils sont (étoile). Le centurion de Capharnaüm, qui ne prononce aucune confession des péchés, est proposé comme exemple de la foi (voir Jaïre). Jésus « aime » le jeune homme riche. L’eunuque éthiopien (Ac 8), Corneille (Ac 10) sont tout autre chose que des existences au bord de l’abîme. Nathanaël « est un Israélite dans lequel il n’y a point de fraude » (Jn 1, 47) ; pour finir, Joseph d’Arimathie, les femmes aux tombeaux. La seule chose qu’ils aient tous en commun, c’est leur participation à la souffrance de Dieu en Christ. C’est leur « foi ». Il n’y a là rien d’une méthode religieuse. « L’acte religieux » est toujours quelque chose de partiel, la « foi » est un tout, un acte de vie. Jésus n’appelle pas à une religion nouvelle, mais à la vie. Mais à quoi ressemble cette vie ? Cette vie de participation à l’impuissance de Dieu dans le monde ? J’en parlerai la prochaine fois, j’espère.

Lettre du 21 juillet 1944
Pendant ces dernières années, j’ai appris à connaître et à comprendre de plus en plus la profondeur de l’horizon terrestre du christianisme ; le chrétien n’est pas un homo religiosus, mais tout simplement un être humain, comme Jésus – à la différence de Jean-Baptiste par exemple – était un être humain. Je ne parle pas de l’horizon terrestre plat et banal des gens éclairés, affairés, indolents ou lascifs, mais du profond horizon terrestre, qui est plein de discipline et où se trouve toujours présente la connaissance de la mort et de la résurrection. Je crois que Luther a vécu dans cet horizon terrestre. Je me rappelle une discussion que j’ai eue en Amérique avec un jeune pasteur français, il y a treize ans. Nous nous étions simplement posé cette question ; que voulons-nous faire vraiment de notre vie ? Il me dit : « J’aimerai être un saint » (et je tiens pour possible qu’il le soit devenu) ; cela m’impressionna beaucoup alors. Pourtant je pris le contre-pied en lui disant à peu près : « Moi, j’aimerais apprendre à croire. » Pendant longtemps, je n’ai pas compris la profondeur de cette opposition. J’ai cru pouvoir apprendre à croire tout en essayant de mener une vie sainte en quelque sorte. L’aboutissement de ce chemin a certainement été pour moi la rédaction de la Nachfolge. Aujourd’hui, je vois clairement les dangers de ce livre, sans cesser pour autant d’y souscrire.
J’ai compris plus tard et je continue de faire cette expérience que c’est en vivant pleinement dans l’horizon terrestre de la vie qu’on parvient à croire. Quand on a renoncé complétement à faire quelque chose de soi-même – que ce soit un saint ou un pécheur converti, ou un homme d’Eglise (ce qu’on appelle une figure sacerdotale !), un juste ou un injuste, un malade ou un bien-portant – et c’est ce que j’appelle l’horizon terrestre : vivre dans la multitude des tâches, des questions, des succès et des insuccès, des expériences de perplexités – alors on se met pleinement entre les mains de Dieu, on prend au sérieux non ses propres souffrances, mais celles de Dieu dans le monde, on veille avec le Christ à Gethsémani, et je pense que c’est cela la foi, c’est cela la conversion ; c’est ainsi qu’on devient un homme, un chrétien.

Notes sur divers sujets (3 août 1944)
L’au-delà n’est pas ce qui est infiniment loin, mais ce qui est le plus proche.

Ebauche d’une étude
Qui est Dieu ? Non pas d’abord une croyance générale dans la toute-puissance de Dieu, etc. Ce n’est pas une authentique expérience de Dieu, mais un prolongement du monde. La rencontre avec Jésus-Christ. L’expérience qu’il s’agit ici d’une conversion de tout l’être humain par le fait que Jésus est seulement « là pour les autres ». « L’être-là-pour-les-autres » de Jésus est l’expérience de la transcendance ! Ce n’est que de cette liberté vis-à-vis de soi-même, de cet « être-là-pour-les-autres » jusqu’à la mort, que naissent la toute-puissance, l’omniscience, l’omniprésence. La foi est la participation à cet être (Sein) de Jésus (incarnation, croix, résurrection). Notre relation à Dieu n’est pas une relation « religieuse » à l’être (Wesen) le plus haut, le plus puissant, le meilleur que nous puissions imaginer – cela n’est pas une authentique transcendance – mais notre relation à Dieu est une vie nouvelle dans « l’être-là-pour-les-autres », dans la participation à l’être de Jésus. Ce ne sont pas les tâches infinies et inaccessibles, mais les êtres humains qui sont placés de proche en proche et que l’on peut rejoindre à chaque fois qui sont le transcendant. Dieu sous forme humaine ! non comme dans les religions orientales sous forme animale, symbole de ce qui est monstrueux, chaotique, lointain, effrayant ; pas d’avantage comme symbole de l’absolu, du métaphysique, de l’infini, etc., ni comme la figure grecque divino-humaine de l’« être humain en soi », mais l’être humain pour les autres », et donc le crucifié.


Vivre en disciple. Le prix de la grâce (Nachfolge), Labor et fides, Genève 2009

La vie de disciple est attachement au Christ ; le Christ est, c’est pourquoi il faut que soit la marche à sa suite. Une idée sur le Christ, un système de doctrine, une connaissance religieuse générale de la grâce ou du pardon des péchés ne rendent pas nécessaire la marche à la suite de Jésus ; en vérité, tout cela l’exclut même, lui est hostile. (p. 39)

Que la communauté de Jésus s’examine pour savoir si elle a donné à ceux que le monde outrage et déshonore un signe de l’amour de Jésus, de cet amour qui veut conserver, porter et protéger la vie. Sinon, il se pourrait bien que le culte le plus correct, la prière la plus pieuse, la confession de foi la plus courageuse ne l’aident en rien, et témoignent, au contraire, contre elle, parce qu’elle a abandonné la marche à la suite de Jésus. Dieu ne veut pas se laisser séparer de notre frère. Il ne veut pas qu’on l’honore lui, si l’on déshonore un frère. […] Ainsi, celui qui veut, dans la marche à la suite de Jésus, rendre un culte véritable, il ne lui reste qu’une seule voie, celle de la réconciliation avec le frère. (p. 105)

 

Qui est et qui était Jésus-Christ ? Cours de christologie à Berlin – 1933, Labor et fides, Genève 2013

Le Christ, l’homme-Dieu, entre de son propre mouvement dans le monde du péché et de la mort. Il y pénètre de telle façon qu’il s’y dissimule, qu’il n’est plus reconnaissable visiblement comme l’homme-Dieu. Il ne va parmi les hommes dans la forme de Dieu [Cf. Ph 3, 6] ; il y va au contraire incognito, comme un mendiant parmi les mendiants, comme un exclu parmi les exclus, mais comme un homme sans péché parmi les pécheurs, mais aussi comme le pécheur parmi les pécheurs. C’est ici que se trouve le problème central de la christologie. (p. 104)

Comment doit-on comprendre à partir de là que Jésus a fait des miracles ? N’est-ce pas malgré tout la rupture de l’incognito ? […] Nous répondons que les miracles de Jésus ne sont pas une rupture avec l’incognito. Le monde antique est plein de miracles. C’est-à-dire que le domaine des miracles n’est pas identique avec le domaine de Dieu. Le domaine des miracles est situé seulement au-dessus de l’homme. Le concept coordonné au concept de miracle n’est pas le concept de Dieu, mais le concept de magie. Si Jésus fait des miracles, il préserve son incognito dans un monde magique. Le miracle ne l’identifie nullement. Au contraire, on déclare son pouvoir démoniaque. (p. 107)

La résurrection ne nous fait pas éviter le scandale. Le Ressuscité reste pour nous aussi le scandaleux. S’il n’en allait pas ainsi, il ne serait pas pour nous. La résurrection de Jésus n’est pas la rupture de l’incognito. La résurrection de Jésus est crue seulement là où le scandale n’est pas évacué. (p. 108)

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