05/11/2021

Moi d'abord ! (32ème dimanche du temps)

Pourquoi faut-il tout donner pour suivre Jésus ? Pourquoi la suite de Jésus semble-t-elle exiger une radicalité impossible ? Car, soyons clairs, tout donner est impossible. Qui a tout donné ? Se gargariser avec la mystique – au sens le plus péjoratif de terme – du don est mensonge.

Il n’y a pas que les disciples à vouloir tout donner. Tous les parents sont appelés à donner beaucoup. Ils répondent comme ils peuvent, comme ils veulent, souvent très bien, parfois fort mal, à l’exigence que la simple existence de leurs enfants leur impose. Bien sûr, on se gardera du temps pour soi, bien sûr, pour le bien même de l’enfant, il est hors de question de se laisser happer par l’enfant et ses caprices. Mais lorsqu’un enfant est malade, on y va. Lorsqu’il est handicapé, c’est pour des années, toute la vie peut-être que l’on donne. Certains s’y épuisent. Quand un enfant, en pleine forme, même adulte, a besoin de vous, on y va, on est appelé à y aller, qu’on y aille ou pas. Il n’y a pas de limites a priori.

Nous passons notre vie, si du moins nous persévérons dans la suite du Christ, si du moins nous persévérons dans la responsabilité qu’exige d’être parent ou citoyen, à tâcher d’apprendre à donner, à tout donner.

Non pas à Dieu, mais aux frères, aux autres.

Cela fait souvent notre joie. Heureux de ce que les autres puissent, aussi par nous, vivre bien, heureux. Cela fait parfois notre douleur, notre souffrance. Nous nous aimons. Nous aimons être reconnus, puissants, riches, au centre.

Avez-vous remarqué, juste avant l’épisode de la veuve qui donne tout, on parle précisément, et ce n’est pas par hasard, de ceux qui se mettent au centre (Mc 12, 28-44). « Ils tiennent à se promener en vêtements d’apparat et aiment les salutations sur les places publiques, les sièges d’honneur et les places d’honneur dans les dîners. » Il n’y a pas grand-chose à modifier dans ces versets pour que leur actualité saute aux yeux.

Oui, c’est vrai, nous ne sommes pas tous ainsi. Beaucoup se moquent des honneurs ou de leur mise vestimentaire. Mais c’est tout aussi vrai : comme il nous est difficile de ne pas habiter le centre de notre existence, de n’être pas notre principal sujet de préoccupation. Nous apprenons aux enfants à ne pas penser à eux d’abord, mais toute notre vie, ne sommes-nous pas à manifester notre droit ou notre envie : « Moi d’abord ! » Nous nous plaçons au centre dans nos jugements, nous pensons presque toujours de notre point de vue. Comme il nous est difficile de déplacer notre regard, d’imaginer la situation du point de vue de l’autre.

Un bébé qui vient de naître est en général l’objet de toutes les attentions, le centre du monde. Et c’est bien ainsi. Mais c’est l’exception, le tout premier âge. Vivre, c’est apprendre à déserter cette place du centre, le « Moi d’abord », ne serait-ce que parce que, sans les autres, nous ne pouvons pas vivre. Et pour vivre sans réduire les autres à être les esclaves de notre vie, nous ne pouvons que déserter le centre.

Ces considérations n’ont rien de spécifiquement chrétiennes. La suite du Christ les requiert cependant. Occuper le centre, c’est rendre le cœur de notre vie indisponible pour Jésus, pour Dieu.

La radicalité dans l’exigence d’effacement, disons de désertion de la place du centre, est telle qu’elle ne peut que rebuter, décourager, nous faire abandonner la partie. Comment accepter l’invitation à ne pas occuper le centre, autrement dit à ne pas compter sur nous-mêmes, nos certitudes, nos moyens, etc. ?

Tout donner est alors paradoxalement synonyme de tout recevoir. Les mains vides sont disponibles pour recevoir. Alors, il ne s’agit plus seulement, dans le don, de déserter le centre, pour des raisons morales et de vie commune. Ni même par amour des autres. Il s’agit de permettre à l’autre de nous donner de vivre et de surcroît à Dieu.

Etrange retournement où la radicalité du don se fait abondance reçue, au centuple.

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