Le Greco, 1577, Musée du Prado |
Les musulmans que je rencontre ne sont pas des grands théologiens, mais quasi toujours des croyants convaincus de la vérité de l’enseignement du Prophète. Certains connaissent l’apologétique anti-chrétienne et l’on est surpris qu’il faille autant se démarquer pour justifier la pertinence de ce que l’on confesse.
Dernièrement, l’un d’eux a cité par cœur l’évangile de Jean ! « Le Paraclet, l’Esprit Saint, que le Père enverra en mon nom, lui, vous enseignera tout et vous rappellera tout ce que je vous ai dit. » Or l’Esprit plane sur les eaux depuis les origines, de sorte que ce ne peut être lui qui sera envoyer pour rappeler tout ce qu’a enseigné Jésus. C’est bien le Prophète qui manifeste la révélation dans sa plénitude, son achèvement.
Ce qui m’intéresse dans ces propos, outre la rencontre, pas banale, c’est la non-assimilabilité du Dieu chrétien. La Trinité, ça fout le bazar. Les théologiens chrétiens le savent bien, qui ont eu recours à la métaphysique grecque pour essayer d’en rendre compte. Ces efforts qui a bien des égards ne font plus sens montrerait l’impossibilité du Dieu chrétien. Et cela m’intéresse beaucoup. Le mot de Dieu, la conception de Dieu si l’on peut dire, fait exploser tout ce que l’on pense, tout ce que l’on sait, y compris et d’abord sur Dieu.
Le Dieu chrétien est, dans la rencontre avec les musulmans comme dans la réflexion des théologiens du premier millénaire, rebelle à tout appréhension, on ne peut l’appréhender, l’arrêter, le maître dans une case comme une cellule de prison ou une définition de dictionnaire, l’arraisonner dans une dogmatique ou un catéchisme. S’il n’est pas contraire à la raison de penser, de dire Dieu, Dieu échappe à la raison parce qu’il la déborde de toute part. Et le bazar trinitaire est le nom de ce bazar.
Le mot Dieu est souvent immonde. Il est toujours hors monde. Il vaut mieux, comme les Juifs, ne pas le prononcer. Mieux, il faut entendre le trou qu’il installe dans le discours, la déflagration qui interdit de ratiociner à son sujet.
Les théologiens métaphysiciens ne cherchaient rien autre que d’essayer de tenir ensemble la confession du Dieu un et l’unité du Père et du Fils. Le Fils, pour rendre saint, pour rendre juste, ne devait-il pas partager la vie du Père ? l’Esprit qui donne la vie ne devait-il pas être lui aussi vie ? Si la métaphysique permet de purifier les concepts, elle ne peut cependant se passer de la poésie, de la création verbale, sous peine de devenir à son tour une mythologie Et c’est ce que firent certains Pères. Ils parlèrent de périchorèse, danse, ronde.
Dire "Dieu est" ne signifie pas qu’il est un être, même suprême. Dieu est moins substance que mouvement et vie ; plus relation et don que substance s’il est amour. C’est aussi cela qu’on réussit à dire les théologiens métaphysiciens. L’amour n’est rien de statique. L’amour est acte de se tourner vers. Dans l’auguste et superbe solitude de l’unité, de l’unicité, vers qui se tournerait-il ? Mais il ne faut pas trop attendre de l’argument, parce qu’il réduirait la puissance poétique à une mythologie… Mieux vaut accepter de demeurer sur le seuil de ce qu’ouvre comme possible la puissance poétique.
Dire que Dieu est don, c’est ce que les trois monothéistes méditerranéens appelle créateur. Il est source, origine de tout, don (ce qui ne signifie pas qu’il a fabriqué comme un artisan tout ce qui est).. En toute rigueur de termes, Dieu n’existe pas, puisqu’il ne sort de rien, ne procède de rien mais que de lui tout procède. Les théologiens métaphysiciens ne l’ont pas pour rien nommer être, acte d’être ! Le mot de créateur encore est mythe ‑ mais comment faire autrement ? Parler de créateur, c’est parler d’acte, acte d’être qui ne peut que déborder et se donner, se tourner vers, comme un amoureux, une amoureuse. Le Dieu relation, le Dieu alliance de toujours à toujours entraîne dans sa propre vie ce que sa "tournure" suscite. Nous sommes (pré)destinés à sa vie dès avant la fondation du monde.
« Dieu
– quel Dieu ? En vérité, sur ce chemin-ci, Dieu semble disparaître,
en tout cas s’absenter de tout ce qu’on lui attribue. Il se tait. Parler de
"Dieu personnel" est une équivoque totale ; pour l’homme
contemporain, c’est faire de Dieu une sorte d’individu énorme, qui ne peut que
nous écraser. Ce qui fait la force de Dieu, c’est son absence, c’est qu’il n’est
pas ici ou là, ceci ou cela ; il n’est que l’ouverture, l’ouverture
toujours s’ouvrant qui interdit aux humains – bienheureux interdit –
de verrouiller l’enclos qui autorisera toutes les servitudes.
Le lien
entre Jésus et Dieu est la grande affaire dans la doctrine chrétienne. Ce qui
en apparaît, ici et pour le moment, est que l’homme Jésus nous débarrasse de
tout l’encombrement divin. L’homme suffit, pourvu que l’homme soit la présence
de cet insaisissable où la foi primordiale pressentait sa source.
L’éthique,
dans un tel espace, est plus que l’éthique. Elle ne commence pas par l’obligation,
elle commence par l’attrait et le désir, la fraternité, la fraternité
universelle, elle n’est pas d’abord un fardeau. C’est ce qu’on souhaite, ce qui
donne bon gout à la vie, c’est préférence plutôt qu’exigence. C’est ainsi que peut
s’entendre le thème de la grâce, si présent chez Saint Paul. Aimer est d’abord
un don, non un devoir. »
Maurice Bellet,
Un chemin sans chemin, Bayard, Paris
2016 p. 68
« La pluralité
d’existants divins sans multiplication ni division de la divinité ne s’est
révélée que dans le lien d’amour qui unit Dieu au Christ et que l’Esprit Saint
dévoile en l’étendant jusqu’à nous en lien de filiation adoptive. Car la
relation d’amour, au contraire de l’acte d’engendrement, inspire et instaure la
parfaite égalité et ressemblance entre les termes qu’elle unit. Elle ne s’oppose
pas pour autant à être comprise en relation d’origine qui distingue radicalement
le Père et le Fils : l’amour, en effet, se pose dans l’aimant en tant que
source de la vie qu’il voue et donne à l’aimé, et l’amour que l’aimé rend et
renvoie à l’aimant s’embrase à celui qu’il reçoit, sans que s’inverse ni s’atténue
la distinction de l’amour originellement donné et de l’amour originellement
reçu, et sans que l’aimé ait jamais été privé d’amour faute d’en recevoir ni ne
se sente abaissé de le recevoir, car il n’est pas d’aimant sans quelqu’un d’aimé,
sans un être digne de l’amour qu’il inspire et auquel il aspire, et dont l’attirance
appelle invinciblement le don d’amour qu’il reçoit de l’aimant. Là où l’amour
est parfait, la relation d’amour est de totale réciprocité ; elle veut et
elle opère l’égalité et la ressemblance entre les sujets qu’elle unit, elle
réclame autant de reconnaissance de la part de l’aimant que de l’aimé ;
des deux côtés, l’amour est offert ou donné nécessairement et sans réserve,
accueilli ou rendu en parfaite gratuité et gratitude.
Ce qui a été dit de
l’amour comme altérité du point de vue de la relation Père-Fils concerne
pareillement l’Esprit Saint, dont le surgissement fait la spécificité de cette
relation en tant qu’elle maintient l’altérité de l’un et de l’autre dans l’unité
du même amour qui est Dieu, un seul Dieu en eux trois. L’Esprit se présuppose
dans l’amour que se partagent et qui départage Père et Fils, il est l’espace où
se déploient leurs échanges, l’élan de réciprocité qui rythme la circulation de
l’amour entre don et accueil, le souffle, le battement, la respiration de l’amour
alternativement inhalé et exhalé. Il est la connexion de l’un et de l’autre, l’amour
qui les attache l’un à l’autre sous le mode d’être l’un dans l’autre et qui, du
même mouvement, arrache chacun à la prise de l’autre et lui donne d’exister en
sujet libre et indépendant qui veut la liberté de l’autre autant que la sienne.
[…] Dieu n’est pas solitude ni dispersion, mais don et communication. […]
Il m’a paru
préférable de substituer à une métaphysique de l’être une phénoménologie de l’amour
dont l’Évangile est le fondement. Car il ne s’agit pas d’analyser plus finement
la distinction trinitaire, qui relève de la foi et non de la démonstration,
mais de la penser à la lumière de la nouveauté évangélique qui révèle un Dieu d’amour
et non de puissance. L’unicité de Dieu s’est imposée dans l’histoire des
religions afin de ne pas diviser la domination souveraine qui appartient, comme
son nom l’indique, au seul Père tout-puissant; la toute-puissance a été conçue
par la philosophie comme l’attribut inhérent à la nature parfaite et
indivisible de la déité; nous savons le rôle équivoque joué par cette idée dans
l’histoire du dogme trinitaire ; le soupçon que la distinction ne nuise à
l’unité divine dissimule la même crainte qu’un pouvoir partagé ne soit un
pouvoir amoindri. Or, l’esprit de l’Evangile n’est que partage et dépossession:
de même le Dieu de l’Évangile qui se révèle dans le dépouillement de soi (Ph
2,6). »
Joseph Moingt, Croire au Dieu qui vient. 1 De la croyance à la foi critique,
Gallimard, Paris 2014, pp. 473-474 et 478.
[Le vocabulaire de la
phénoménologie de l’amour n’est pas moins mythique, mais il a l’avantage de
pouvoir être vérifié dans l’expérience ordinaire d’amour ou de haine.]
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