24/11/2023

Témoigner pour tous ceux qui ont choisi de mourir plutôt que de vivre dans le néant.

Début du discours de Véronique Margron pour l'ouverture de la session de la Corref, le 21 novembre 2023. (Les deux derniers paragraphes sont importants.)
 

En 1894, le capitaine Alfred Dreyfus est condamné, dégradé, déporté sur l’île bien nommée, l’île au diable. En 1896, le coupable d’avoir livré des documents secrets aux Allemands est identifié. Mais l’armée refuse de se déjuger. Après un simulacre de second procès où il est à nouveau condamné, ce n’est qu’en 1906 que Dreyfus sera véritablement réhabilité. C’est dans ce contexte qu’est publié Notre Jeunesse de Charles Péguy en 1910, avec cette parole reprise par le juge Édouard Durand, président de la CIIVISE, lors de notre AG intermédiaire consacrée aux recommandations des groupes post CIASE. « Le plus difficile c’est de voir ce que l’on voit ».

« Violences sexuelles, que font les cultes ? », telle était la lourde interrogation de l’ensemble des familles religieuses, lors d’une journée inédite de rencontre, le 19 septembre dernier à la Maison du protestantisme. Le même Édouard Durand, invité du grand rabbin Haïm Korsia, nous suppliait : « quand vous écoutez une victime, multipliez par 50 ce qu’elle vous dit. » Nous nous aurions tant tendance à minimiser…
Voir ce que l’on voit, entendre vraiment ce que l’on écoute…

Hier, 20 novembre était présenté au public le rapport de la CIIVISE. Permettez-moi de reprendre ces quelques mots de l’introduction :

« Pour être digne de la confiance des victimes qui lui confiaient leur témoignage, la CIIVISE devait avoir en toutes circonstances une parole claire et agir en conformité́ avec cette parole. Une parole claire parce que l’ambiguïté́, l’équivoque, l’incertitude si déstabilisante sont des armes des agresseurs. Agir en conformité́ avec cette parole parce que la violence sexuelle est un acte de trahison. Il fallait tenir parole, c’est-à-dire être fidèle à la parole donnée ».

La CIIVISE était envoyée dans « le pays des ténèbres », selon le mot terrible de Neige Sinno, dans son récit déchirant, sans pathos et sans plainte, « Triste tigre ». « Le pays des ténèbres », comme la CIASE précédemment. Comme la CRR et l’INIRR aujourd’hui. Comme nombre parmi nous qui faisons route avec des victimes, qui deviennent témoins et acteurs.

Voilà ce qui avant tout nous a transformés. Ce qui nous a déchiré le cœur et l’âme. Ce qui nous a vrillés et délogés à l’intérieur de nous-même, de notre foi, de l’image de nous-même, de notre générosité et de notre engagement à suivre le Christ doux et humble. Ce qui nous a changé du dedans, pour de vrai – je veux le croire – c’est le « présent perpétuel de la souffrance » selon cet autre mot du rapport de la CIIVISE.

Ce qui nous a transformés de l’intérieur, selon ce que demande le théologien américain Ted Dunn que nous avons écouté pour beaucoup d’entre nous et lu pour nous tous, ce qui nous a transformés de l’intérieur et n’a pas fini de le faire, c’est encore ce témoignage qui fait l’avant-propos de ce même rapport. Un témoignage comme ceux que nous avons entendu ici même lors de nos AG, ceux des sœurs et frères d’infortune de cette personne.

Ce que je voudrais dire, c’est que je témoigne pour tous ceux qui en sont morts, qui se sont jetés d’un pont sous un train. Je voudrais témoigner pour tous ceux qui ont choisi de mourir plutôt que de vivre dans le néant. Tous ceux qui en sont devenus fous, malades, réellement fous. Tous ceux qui n’ont pas pu sortir le chaos de leurs entrailles, tous ceux qui ont fini par mourir de leur belle mort, mais en même temps découpés en deux et dévastés. Tous ceux qui ont passé leur vie murés dans le silence. Et, avec tous ceux-là, donc, je témoigne pour tous ceux qui n’ont pas cette voix.

Je veux juste dire ce que nous avons vécu, c’est l’horreur, c’est la solitude extrême. C’est un froid, c’est une incompréhension. C’est le fin fond de l’humanité à l’endroit où tout est dévasté. Ça n’a pas de mots, c’est un enfer. Et nous sommes une multitude. Nous sommes terrés dans le silence et la peur, mais nous sommes là et nous sommes aussi un des visages de l’humanité. Et ce que je voudrais dire, c’est que tous ceux-là ils aspirent à la lumière. Et qu’au-delà de mes mots, ma parole, elle est aussi pour eux.

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