10/11/2023

La parole, lumière de nos pas Mt 25, 1-13 (32ème dimanche du temps)


 

La parabole des dix jeunes filles (Mt 25, 1-13) semble cohérente, on pourrait la jouer sur une scène. Et pourtant, beaucoup d’éléments manquent pour que sens il y ait. Des cinq filles avisées on ne dit quasi rien. Lorsque « l’époux arriva, celles qui étaient prêtes entrèrent avec lui dans la salle des noces, et la porte fut fermée ». Que se passe-t-il pour elles ? On ne le dit pas. Pourquoi entrer ? En quoi cela serait-il important ? On ne dit pas, comme dans la parabole suivante, qu’elles entrent dans la joie de leur maître. Ces filles sont-elles rassemblées pour un harem, toutes envisagées comme épouses ? Sont-elles demoiselles d’honneur ? Mais qui est l’épouse ? On n’en parle pas, il n’y en a pas. Quant à l’époux, on ne sait qui il est, seulement qu’il n’y en a qu’un et qu’il tarde. Pourquoi faudrait-il impérativement assister à ses noces ?

Le sort des cinq filles avisées n’intéresse pas le narrateur. Des folles ou sottes, on sait un peu plus. Elles parlent et s’adressent à l’époux qui fait office de portier ou de major d’homme. Le jour de son mariage, est-ce bien sa place ? Elles sont laissées dehors, parce que l’époux ne les connaît pas. Notons qu’il n’a pas été dit de leurs compagnes qu’elles étaient connues. Comme dans les deux paraboles qui suivent, une exclusion. Il y aurait tout intérêt à prendre ces trois paraboles ensemble pour saisir ce vers quoi elles veulent conduire.

Je m’arrête ici à ce propos, terrible, violent, de la porte fermée : « je ne vous connais pas ». Ignorer quelqu’un, le lui dire en face, ou plutôt à travers une porte fermée, est effectivement violent. C’est comme si ces cinq jeunes filles n’existaient pas.

Avec l’huile, c’est leur raison d’être qui leur manque, au moins dans la bouche de l’époux. Vivre, pour ces jeunes filles, pour l’humanité, n’est pas seulement une question de biologie, de physiologie, mais de raison d’être, d’exister pour quelqu’un. L’homme, la femme, ne sont pas seulement des vivants, mais ces vivants echôntes ton logon, animal raisonnable, vivant qui a le langage, les mots, qui nomme, ordonne, vit dans le sens ‑ non pas le contraire du non-sens, l’absurde. L’existence humaine est tendue vers ; nos actes sont non seulement usage du monde, mais monde habitable ou non, demeure. Et ce qui transforme le monde en demeure, ce sont les mots, la possibilité de parler bien, de bénir.

Des jeunes filles sans raison d’être ne peuvent habiter le monde humainement. Non que l’existence devrait avoir du sens ‑ je le redis et bien souvent nous sommes confrontés à l’absurde ; mais habiter le monde y compris quand rien ne fait sens c’est cela être humain. Pas étonnant dès lors que les cinq filles sottes ne puissent accéder à une maison. Elles sont comme les autres animaux, dans la nature, sans demeure, sans lumière. La nature, inarticulée, échappant aux mots, aux noms, n’est certes pas le chaos mais jamais non plus un cosmos hospitalier.

Si arriver à l’heure suffit à dire ce que les jeunes filles ont à faire pour entrer, habiter le monde, le cosmos exprimerait ce qu’il en est de la vocation de l’humanité : vie promise d’une possible fécondité non encore mise en œuvre et vie où les mots sont chair ou pain, font vivre autant que la nourriture. C’est toujours par autrui que nous existons.

Que de fois, hier comme aujourd’hui, l’humanité en sa promesse de fécondité, se comporte-t-elle comme les animaux, quand ce n’est pas comme des bêtes ! Combien l’effort pour exister, nommer la bonté, benedicere, bénir fait accéder à une vie sur-naturelle, banquet de noces. La parole est lumière de nos pas. Il n’y a pas d’épousailles chez les animaux, pas de mots pour s’unir, pas de banquet de noces où inviter tous ceux que l’on aime, pour les bénir, pour recevoir leur bénédiction, pour être reconnu.

Comme le Cantique des cantiques, la parabole des dix jeunes filles ne prononce pas le nom de Dieu, ne dit rien d’une vie avec Dieu. Elle inscrit dans l’humanité que s’y joue une aventure dont on ne parle qu’avec les mots de tous les jours, mais dont précisément l’on parle, raison d’être, existence avec, pour et devant les autres. En ces temps de violence et de destruction guerrière, qui dirait que ce n’est pas assez pour parler de Dieu, nous conseillerons d’aller, avant qu’il ne fasse nuit, faire provision d’huile, les mots qui font le monde habitable comme une salle de noces, une bénédiction nuptiale.

Georges La Tour, Education de la Vierge (c 1650)

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