08/11/2024

« Ce qui n’est pas » Mc 12, 35-44 (32ème dimanche du temps)

 

Cathédrale Auxerre, 11ème


Une fois encore, les liturges découpent le texte à l’encontre du principe de la lecture continue. Entre ce que nous avons lu dimanche dernier et les textes d’aujourd’hui, trois versets de la polémique contre les scribes ont été supprimés. Pourquoi ?

On vient de quitter un scribe qui pense que Jésus parle bien, admirant sans doute davantage sa puissance rhétorique que le contenu du propos, ce qui le fait se retrouver, à son corps défendant, pas loin du Royaume. C’est le comble ! Un de ceux qui ne tiennent pas à être disciples, tout au contraire, n’est pas enrôlé de force, certes, mais se trouve en affinité avec le Royaume que Jésus annonce, rend présent, constitue.

Et voilà que la foule à son tour se délecte des paroles de Jésus dans la controverse avec les scribes. Une affaire d’exégèse rabbinique, typique du recadrage que Jésus opère, ouvrant les Ecritures à un inouï soigneusement évité, esquivé. Pensez donc, non seulement on peut n’être pas loin du Royaume, mais plus encore, ce n’est pas de David que le Messie serait fils ‑ ce n’est pas « David, notre père », « la religion de notre père David » ‑ mais du Père, au point que pour David, le messie est Seigneur.

La proximité avec Dieu est intempestive, sacrilège, attentat à sa sainteté : le Saint, le miséricordieux ne peut se mêler avec la racaille de la foule, ni avec les scribes qui dressent un cordon sanitaire entre la divinité et les pécheurs, ni avec le messie qui demeure un homme. Le dessein de Dieu, ne cesse de penser et vivre Jésus, c’est au contraire que Dieu prend plaisir à s’encanailler avec les pécheurs, leur ouvrant les portes du royaume, la table du festin, qu’ils soient pratiquants ou non, croyants ou non, pauvres ou non, salauds ou non.

Quel scandale ! Même en prison, il y a des parias, des détenus qui ont commis pire que les autres. Vrai ou pas, ils permettent à chaque condamné de se croire finalement quelqu’un de bien. Est-ce qu’abaisser l’autre nous tient plus haut ? Ne serions-nous pas plus hauts à fraterniser avec tous ? Quoi qu’il en soit, où que nous soyons sur l’échelle morale et sociale, le Royaume est proche, même d’un scribe qui récuse ce royaume !

Notre texte enfonce le clou. Les apparences ne sont que mensonges, dissimulation. Tu ne te crois pas aussi pécheur que l’autre, voire, tu te crois juste, mais comme le pire des salauds, tu manges le bien des veuves ! A coup sûr, le genre de propos pour se faire des amis ! Ni les foules ni l’un ou l’autre scribe ne prennent plaisir à l’écouter et tous, comme devant l’adultère, se retirent, en commençant pas les plus respectables, les plus âgés.

Nouvelle vignette après les précédentes : voilà la veuve qui entre en jeu. Elle ne peut cacher sa misère. Intrue, elle est là dans son dénuement, son abandon. Elle n’a plus rien à perdre. Cette moins-que-rien a l’audace de venir au temple. Elle s’approche du Saint. Elle est en acte, en personne, la prédication de Jésus. On comprend que Jésus soit plein d’admiration. Elle le conforte par sa vie dans ce qu’il essaie, lui, de percevoir de Dieu. Le Royaume s’est approché, le Saint prend son plaisir, lui aussi, non dans des astuces de rhéteurs, les bons-mots et réparties, mais dans la proximité avec ce qui est rien. Mè onta, dit l’épître aux Corinthiens.

Des gens qui n’ont plus rien à perdre, nous en connaissons. Certains, baroud d’honneur, tentent le tout pour le tout quitte à détruire autrui. D’autres consentent à exister tels qu’ils sont, dans leur indigence qui n’est pas seulement pécuniaire, mais morale, sociale, théologale. « Ce qu’il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre les sages ; ce qu’il y a de faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre ce qui est fort ; ce qui dans le monde est sans naissance et ce que l’on méprise, voilà ce que Dieu a choisi ; ce qui n’est pas, pour réduire à rien ce qui est, afin qu’aucune chair n’aille se glorifier devant Dieu. »

La veuve, en qui Jésus se voit comme dans un miroir, est « ce qui n’est pas » pour renverser ce qui compte, les forces de ce monde. Les cavaliers de l’Apocalypse se lancent à l’assaut de la paix pour détruire, tout asservir. Le fascisme gagne et le pire du XXème siècle paraît être notre destinée, irrémédiablement, irréversiblement. On sait que c’est folie, mais on refuse de ne pas y aller ! Le cavalier blanc parmi les autres refuse d’abandonner la route des pécheurs et inscrit dans la horde sanguinaire l’interdit du seul mal, du dernier mot au mal. Il donne comme la veuve tout ce qu’il a pour vivre pour que le monde ait la vie.

07/11/2024

Alain Guiraudie, Miséricorde (film)


Le film prend l’allure d’une enquête policière. Le spectateur assiste au meurtre, connaît l’assassin et le contexte. Assez facilement, compte-tenu des premières minutes, on trouve le criminel plutôt sympathique, on est porté à interpréter le meurtre comme légitime défense ou comme accident et à espérer que le meurtrier ne sera pas démasqué, car rarement, au cinéma ou en littérature, on suspend méthodiquement son jugement. On entre sans l’avoir décidé dans la volonté de taire. On participe fictionnellement au non-dit.

Les non-dits, ils sont nombreux. Le film ne les révèle pas mais montrent leurs conséquences : ils tuent, ou du moins font crever, laissent crever. Pourquoi le protagoniste veut-il une copie de la photo du défunt ? Pourquoi celle-ci, en maillot de bain, et non une autre où il serait habillé ? Pourquoi lui était-il tant attaché ? Quelles sont les relations passées et actuelles entre les différents personnages ? On n’en sait rien. Le film de ce point de vue est une non-histoire, sans doute comme la vie, où l’on ne sait que si peu de ce que les autres désirent et pensent réellement. On se fait des films, on imagine, on vit dans des films. On suppose ou devine qu’il y a du désir que l’on ne connaît qu’à partir de la reconstruction que l’on en fait à partir de ce que l’on comprend comme leurs effets, ce qu’ils font faire et ne pas dire.

Dans L’inconnu du Lac (2013), Alain Guiraudie filmait déjà le désir, comment il met en mouvement. « Ne sous-estimez pas la force du désir. » Il y avait peu de paroles, mais passage à l’acte, rien ne semblait pouvoir l’entraver si ce n’est la mort, eros et thanatos. Cette fois, un interdit social ou ecclésial le retarde et l’empêche, mais c’est encore la mort, et deux cadavres ! Ou passe le désir ? Les femmes mises en scène ne disent pas le leur au point de paraître ne pas en avoir. Le pastis et les bagarres occupent la place et le relèguent, qu’on ne veut dire, auquel on ne sait pas parvenir. Seule une omelette aux morilles est délectable, mais les champignons ont poussé juste là où le cadavre a été dissimulé… Comment s’en régaler si ce n’est à tout ignorer ou feindre ? Comme si la censure du désir, absente au bord du lac ou omniprésente dans la forêt était toujours fatale. Guiraudie filmera-t-il un jour si le désir est dicible, si l’on peut négocier avec lui – le sien ou celui d’autrui ‑ et ne pas mourir. Le biblique « on ne peut voir Dieu sans mourir » devient « on ne peut désirer sans mourir ».

Et la miséricorde ? Ce serait celle dont chacun est capable ou non vis-à-vis de son propre désir et de celui des autres, ce qu’il s’autorise ou non, ce qui serait ou non moral, socialement acceptable. Dans ce qui pourrait paraître laxisme, le prêtre demeure vivant et vivifiant malgré la stérilité de son état de vie, du moins empêche-t-il un peu la mort. Il semble sans illusions ni sur lui-même, ni sur la femme du défunt, ni qui que ce soit, lucidité qui lui fait connaître le meurtrier. En outre il ferme à ce dernier la voie, si c’en est une, du suicide. Crime et châtiment dans le huis clos dans un village de l’Aveyron.

Comment chacun se débrouille-t-il avec lui-même, avec sa conscience, par rapport au mal qui l’habite, dont il se rend coupable ? Est-il possible de se débarrasser de ce mal ? Peut-on vivre avec ? Il y a des crimes qui apparaissent tels, et des assassinats que l’on ne considère pas tels, dont on s’accommode fort bien. Une condamnation est-elle nécessaire pour vivre après le mal ? La prison ou la mort ne réparent rien, ne ressuscitent pas le mort, ne rétablissent pas les victimes dans leur intégrité physique ou morale. De quoi est-on personnellement responsable ? Qui est libre dans les rets nauséeux et mortifères des secrets de famille ou de voisinage ?

03/11/2024

A propos du célibat ecclésiastique comme d'un charisme

Je lis une présentation amicale du livre de Marie-Jo Thiel, La grâce la pesanteur, Le célibat obligatoire des prêtres en question, DDB 2024. Je m’empare du propos, non pour commenter ou contester ou acquiescer aux thèses de l’auteure. Cela viendra si j’en entreprends la lecture. Mais la présentation que je lis emploie une expression que je conteste fermement et qui me semble fausser irréparablement la réflexion. Je ne sais pas qui de l’auteure ou du chroniqueur parle du célibat comme d’« une ‘‘grâce" qui n’est pas accordée à tous ». Cette manière de parler pour courante qu’elle soit est plus que problématique. Elle continue de propager la mythologie de la grâce comme un truc que Dieu donnerait à l’un et pas à l’autre, selon son bon vouloir, selon un arbitraire. Tiens, à lui je donne ça, à elle non, à lui certainement pas, mais autre chose ou… la disgrâce.

C’est quoi cette affaire ? Quelle anthropologie théologique et plus encore quelle vision de Dieu, quelle théologie !

Dieu ne donne à personne ni la grâce du célibat ni quoi que ce soit. Dire Dieu donne, signifier Dieu se donne lui-même, il est le don et le donateur et l’acte de donner. (Ainsi dit la préface pascale avec le vocabulaire sacrificiel de l’épître aux Hébreux : il est l’autel, le prêtre et la victime.)

Donc si quelqu’un a le don du célibat, c’est comme celui dont on dit qu’il a le don, le talent d’un artisan, d’une cuisinière, d’une écoutante. Elle est douée, il est doué, doté(e) si l’on veut. Ne se pose pas la question de qui l’a doté(e), mais plutôt de la possibilité ou non qu’a la personne de développer cette disposition.

Le reste relève d’une rhétorique pieuse et surannée qui, bel exemple, fait que l’annonce chrétienne ne fait pas sens, et pas seulement pour ceux de "l’extérieur", mais même pour les plus déterminés qui se pensent disciples. (Ils ne peuvent plus que répéter comme des perroquets le catéchisme, le brayant plus fort que tous ceux qui interrogent, le brayant d’autant plus fort qu’ils ne sont plus assurés dans leur foi, confondant le catéchisme et la foi.) Le reste, donc, est blanc-seing donné à tous ceux qui maintiennent l’obligation délétère du célibat.

Si l’on veut parler des charismes, il faudra que cela soit dans le cadre de cette anthropologie théologique. Il est effectivement des gens divers et leurs différents talents sont une chance pour la communauté humaine où ils vivent. J’avoue cependant ne pas bien comprendre ce que serait le talent de célibataire, alors qu’il y a assurément des talents de musiciens, de médecins, d’enseignant, d’organisateur, d’écoutant (au masculin et au féminin, cela va de soi). Pour quelles raisons quelqu’un choisit ou subit le célibat, ou croise telle personne avec qui faire sa vie ? Hasard des choix transformés en destin. Peut-être même que pour être un bon époux et parent, il faudrait savoir vivre célibataire, et réciproquement. Depuis l’ère du soupçon, la découverte de l’inconscient, les conditionnements sociaux-économiques, les précompréhensions idéologiques, il n’est plus possible de parler des choix de vie dans la transparence naïve d’un « on était fait pour ça ». C’est toujours aussi pour répondre à nos failles et combler ou non celles d’autrui que l’on choisit tel état de vie, tel partenaire. L’amour n’existe pas à l’état pur, il est toujours aussi une manière de se soigner, de s’ignorer, de s’illusionner. Il n’est pas que cela, certes. Et il arrive que tout cela puisse rendre heureux ou malheureux.

Le célibat tout autant que la vie de couple sont pour beaucoup une pesanteur. Combien désespèrent de trouver un conjoint qui leur soit accordé, ou constatent qu’ils n’ont guère trouvé leur joie dans l’attelage qu’il ont formé avec un autre. La grâce et la pesanteur, ce sont celles de ce que l’humain fait avec l’autre parce qu’"il n’est pas bon que l’homme (l’Adam, en hébreu, l’humain et non le mâle) soit seul". Et sans doute choisissons-nous peu cet état, un peu seulement ; il s’impose plutôt. Dans les cultures et l’histoire, la constitution du couple, comme la destination à un sacerdoce, est finalement que récemment une histoire de choix. Pendant des siècles et encore maintenant parfois, la vie religieuse féminine est une manière d’échapper à la servitude matrimoniale. On comprend qu’il y ait moins de religieuses en Occident où d’autres manières d’y échapper sont possibles. On n’est plus "femmes de mauvaises vie" à n’être à aucun homme. On comprend que beaucoup d’homos puissent choisir d’être prêtre ou religieux. Cela n’est plus complètement nécessaire dans des sociétés où l’homosexualité, même contestée, est juridiquement protégée par des droits et l’interdit des discriminations en raison de l’orientation sexuelle. Le célibat consacré ou disciplinaire ont été dans l’Eglise pendant des siècles et le sont encore pour certains pays une possibilité de dire non au mariage pour des femmes comme pour des gays. La crise des vocations, comme l’on dit, est aussi une affaire de contexte historique. On n’a plus à échapper au mariage, pour des femmes ou des gays puisqu’il n’est désormais plus impossible soit de vivre seule, soit de s’unir à quelqu’un du même sexe. On peut échapper aux impératifs sociaux autrement que par ce type d’engagements, parce que la contrainte sociale a disparu ou du moins, s’est fait moins imposante.

Le célibat, consacré ou non, mais choisi, est une forme de protestation, ou du moins d’affirmation de liberté par rapport à la nature et la culture. Non, le but de l’humain n’est pas de se reproduire. Oui, l’humain a le choix contrairement aux animaux, de vivre une sexualité autre que reproductive.

De façon majoritaire, et la nature humaine et la société poussent chacun(e) à la vie en couple. Beaucoup disent encore que s’il n’en était pas ainsi, l’espèce humaine ne se reproduirait pas. C’est l’argument souvent avancé pour contester les droits des personnes homosexuelles : Si tous avaient été homos, nous, toi et moi qui bien sûr ne le sommes pas, ne serions pas là ; preuve que l’homosexualité n’est pas admissible (sic !).

Le célibat apparaît comme une contestation de cet ordre de nature et de société. Il est une provocation, un pied de nez. J’ajouterais au même titre que les couples de femmes ou d’hommes homosexuels au risque de rendre mon discours inacceptable aux oreilles de certains. L'homosexuel oblige à concéder qu'il existe de l'autre à l'hétérosexualité, pensée comme chiffre de la différence et de l'altérité. Inconséquence de se faire les champions de l'autre quand on refuse l'altérité de l'homo. 

Le célibat provocation, pro-vocation appel par devant, c’est tout compte fait traditionnel, au meilleur sens du terme, ou du moins au sens théologique du terme. Protester au nom du Royaume contre les évidences soi-disant naturelles et sociales. Non, homme et femme, ensemble, en couple, vous n’êtes pas la complétude. Non, homme et femme, ensemble, vous n’êtes pas l’accomplissement de l’humain. (Cela dit, il y en a plein de gens mariés, qui le savent, vu ce qu’ils en bavent dans le couple, vu que certains couples ne sont pas féconds et prennent dans la figure ce handicap.) Le célibat, comme la stérilité vient provoquer l’évidence du couple hétérosexuel. Non, il n’est pas l’idéal de l’accomplissement, il est d’autres formes d’accomplissement, notamment à travers la stérilité choisie ou subie, qui ne sont ni supérieures, ni inférieures.

Même dans un couple, idéal, fidèle, pour toute la vie, heureux, fécond, non concerné trop frontalement par la mort ou le destin « déviant » de certains de ses enfants, ça manque. Il y a la béance laissée par et pour Dieu. Le célibat consacré est signe du Royaume, en creux. Il manque celui qui doit venir. Il manque et l’on reste seul, même dans l’idéal de la famille la plus heureuse. Ce célibat n’est pas là parce que l’amour de Dieu comblerait, ni ne ferait de la famille et de l’union des corps un succédané du véritable amour, divin. Il est à penser non comme un plus, d’un surhomme qui a tout donné (la preuve, il aurait renoncé au sexe ! faut être obsédé sexuel pour que renoncer à la génitalité signifie tout donner), mais comme un manque. Il est douleur, parce qu’il n’est pas bon que l’humain soit seul.

Un argument de convenance, mais rien de plus, peut lier célibat en vue du Royaume et ministère presbytéral, comme il peut lier célibat en vue du Royaume et baptême. Cela ne s’impose pas, mais permet de vivre la dimension prophétique que l’on reconnaît au baptême, comme, même si cela est très récent à travers les tria munera, au presbytérat. Le problème pour ce ministère, outre qu’il faudrait vraiment étudier la pertinence des tria munera à son propos, c’est qu’associé au gouvernement, à l’institutionnel, on a un peu de mal à voir comment cela est compatible avec la prophétie. C’est assez rare que prophétique et institutionnel aillent de pair. Je me plais à penser Jésus comme chassant les vendeurs du temple et contestant comme les prophètes, les évidences replètes. Ça lui va bien à Jésus d’être célibataire. Il aurait pu être marié, c’est sûr, et accomplir la même mission. Mais, argument de convenance, son célibat convient bien à ce que le Royaume indique de contestation de l’ordre naturel et social. C’est une affaire baptismale. Jésus est un laïc, il n’a jamais été sacerdote (et le vocabulaire sacerdotal de l’épître aux Hébreux pour pertinent théologiquement qu’il soit n’a pas prétention à être historique.)

01/11/2024

« Tu n’es pas loin du Royaume ! » Mc 12, 28-34 (31ème dimanche du temps)

H. Matisse, La danse 1909-10

La lecture continue des Ecritures pour l’usage liturgique est une escroquerie qui sert l’idéologie religieuse et empêche d’entendre la Bonne nouvelle ; on fait de l’évangile des « vérités à croire » en vue du salut et non un exercice spirituel, une pratique, le Royaume pas loin. Après le chapitre 10 et la guérison de Bartimée, on saute un chapitre et demi. Jusqu’à l’introduction de l’épisode de ce jour est amputée. On lit en effet : « un scribe s’avança vers Jésus pour lui demander… » lorsqu’il est écrit : « Un scribe qui les avait entendus discuter, voyant qu'il leur avait bien répondu, s'avança et lui demanda… » Comment comprendrons-nous ce qui est raconté si nous ne faisons pas le lien avec ce qui précède que Marc prend grand soin de souligner ? Le scribe note la performance de la réponse de Jésus. On ne sait si c’est sur le fond ou sur la forme seulement.

En engageant à son tour la conversation, se croit-il capable de renverser Jésus là où les autres ont échoué, ou cherche-t-il à être disciple ? On ne le saura pas, et c’est d’importance. Il y a tellement de manières d’avoir raison qui font avoir tort. Il y a tellement de manières de se dire disciples qui n’en sont pas. Il y a tellement de manières de se trouver un maître qui rendent esclave d’un gourou. Il s’agit dans cette ambiguïté d’interroger non la position du scribe, mais à travers ce que le texte laisse d’indéterminé, d’obliger le lecteur à se situer.

La lecture de l’évangile est exercice de conversion ; elle n’assène aucune vérité. La foi est un choix, un discernement comme l’on dit, où l’on étudie les différentes conséquences de ce pour quoi l’on opte et de ce à quoi l’on renonce, et non un dressage de perroquets qui répètent. Le texte parle d’amour. L’amour pourrait-il être autre qu’une pratique de l’autre ? Et voilà qu'on en fait un dogme, anhistorique, extra-charnel !

Après la rencontre avec Bartimée, passage à la lumière, vient l’acclamation des Rameaux. Mais les foules sont versatiles. Un jour elles acclament, le lendemain elles maudissent. Ainsi, lorsque, quelques versets plus loin, Jésus chasse les marchands du temple, on ne les entend plus crier leurs Hosannas. Un peu comme dans nos églises. « Comment ne pas te louer » répète-t-on à l’envi, omettant que le temple qui abrite la louange n’est pas un édifice, mais le corps du Christ, qui est sacré, tout spécialement dans les membres exclus et considérés comme les moins dignes d’estime. On est prompt à dénoncer une caricature mais s’obstine au silence quand le ministre de l’Intérieur fourbit la rhétorique d’extrême droite, la rendant tellement banale que la détestation d’autrui devient une évidence pleine de bon sens.

Tiens, l’évangile se met à devenir dangereusement politique, insurrectionnel. Tu m’étonnes qu’il faille le châtrer ! J’y vais fort ? Depuis la transfiguration, Marc met en scène tous les antagonismes ‑ haines à mort ‑ jusqu’au Golgotha. Incompréhension des Douze que Jésus relève alors que tous le trahissent et que l’un d’eux le livre. Incompréhension des scribes, pharisiens, prêtres, Sanhédrin, sadducéens - tout le système religieux ‑ jusqu’à la déclaration du blasphème coupable qui mérite la mort. Pilate le Romain s’en lave les mains, permettant que le droit soit bafoué, lui le garant de la justice.

Et tout cela, exactement comme aujourd’hui, sans lever la voix, avec le mot le plus doux. « Parlez-moi d'amour, redites-moi des choses tendres, votre beau discours, mon cœur n'est pas las de l'entendre, pourvu que toujours, vous répétiez ces mots suprêmes : je vous aime... ». On parle d’amour pour mieux s’entre-tuer. On parle d’amour au lieu d’aimer. Se pourrait-il que parlant d’adversité, on aime ? Ne serait-ce pas le portrait de Jésus ?

Jésus continue à bien répondre, toujours sur la forme. Les deux commandements qu’il cite n’appartiennent pas à ce que nous appelons le décalogue. Il répond, juste, mais de travers. Il crée un espace, inattendu. Pas le catéchisme. Toute la vérité, mais surtout pas avec les mots du catéchisme parce qu’il y a « des choses qui même chez Dieu ne sont plus possibles » (Nietzsche). Le déséquilibre met son interlocuteur en péril. Il tombera du côté où il penche. Et cela ne manque pas. Le scribe, pris au piège ou saisissant la balle au bond, détourne la loi au profit de sa relecture par les prophètes, exactement comme Jésus. C’est la miséricorde que je veux, non les sacrifices. Je me moque du temple et du culte, je veux l’amour et le respect du faible. Jésus n’a plus qu’à ratifier. Le tour est joué. Jeu, set et match !

Et sur le fond ? Equiparant les deux amours, Jésus ravale Dieu à hauteur de prochain. Sacrilège ! « J’ai deux amours », vertical et horizontal, comme les bras de la croix, d’un catéchisme accommodé, paroles fausses sous des dehors de bon sens. Solo Dios basta écrit Thérèse, non qu’elle ignore les autres, mais que c’est en eux que l’on pratique le seul amour. L’amour de Dieu n’existe que dans celui d’autrui. L’évangile fait de l’amour des autres mieux que tous les sacrifices, et partant seule manière d’aimer Dieu. C’est cela le royaume. Le savoir c’est s’en approcher et se déprendre de l’illusion. Chacun se fait en effet de Dieu l’idée qu’il veut, puisque « nul ne l’a jamais vu ». Il s’en fait l’image qu’il veut aimer et s’aime lui-même.

Il n’y a plus de liturgie, de culte, ainsi que le dit la lettre aux Hébreux, mais le service des autres à la manière de Jésus. Ou, comme dit Paul, s’il y a un culte, il est spirituel, entendez que parler de culte est allégorique : le culte littéral n’a plus de sens. Le culte n’est possible qu’en un sens second, lorsque l’on se met à disposition des autres à la suite de Jésus. La fraction du pain est mémorial, elle est anamnèse, histoire de tirer de l’oubli, non pour être érudit ou savoir le catéchisme (ce serait mémoriel, mémoire d’un mémorable), mais pour exciter en nous l’amour des frères, seule manière d’aimer Dieu.