01/11/2024

« Tu n’es pas loin du Royaume ! » Mc 12, 28-34 (31ème dimanche du temps)

H. Matisse, La danse 1909-10

La lecture continue des Ecritures pour l’usage liturgique est une escroquerie qui sert l’idéologie religieuse et empêche d’entendre la Bonne nouvelle ; on fait de l’évangile des « vérités à croire » en vue du salut et non un exercice spirituel, une pratique, le Royaume pas loin. Après le chapitre 10 et la guérison de Bartimée, on saute un chapitre et demi. Jusqu’à l’introduction de l’épisode de ce jour est amputée. On lit en effet : « un scribe s’avança vers Jésus pour lui demander… » lorsqu’il est écrit : « Un scribe qui les avait entendus discuter, voyant qu'il leur avait bien répondu, s'avança et lui demanda… » Comment comprendrons-nous ce qui est raconté si nous ne faisons pas le lien avec ce qui précède que Marc prend grand soin de souligner ? Le scribe note la performance de la réponse de Jésus. On ne sait si c’est sur le fond ou sur la forme seulement.

En engageant à son tour la conversation, se croit-il capable de renverser Jésus là où les autres ont échoué, ou cherche-t-il à être disciple ? On ne le saura pas, et c’est d’importance. Il y a tellement de manières d’avoir raison qui font avoir tort. Il y a tellement de manières de se dire disciples qui n’en sont pas. Il y a tellement de manières de se trouver un maître qui rendent esclave d’un gourou. Il s’agit dans cette ambiguïté d’interroger non la position du scribe, mais à travers ce que le texte laisse d’indéterminé, d’obliger le lecteur à se situer.

La lecture de l’évangile est exercice de conversion ; elle n’assène aucune vérité. La foi est un choix, un discernement comme l’on dit, où l’on étudie les différentes conséquences de ce pour quoi l’on opte et de ce à quoi l’on renonce, et non un dressage de perroquets qui répètent. Le texte parle d’amour. L’amour pourrait-il être autre qu’une pratique de l’autre ? Et voilà qu'on en fait un dogme, anhistorique, extra-charnel !

Après la rencontre avec Bartimée, passage à la lumière, vient l’acclamation des Rameaux. Mais les foules sont versatiles. Un jour elles acclament, le lendemain elles maudissent. Ainsi, lorsque, quelques versets plus loin, Jésus chasse les marchands du temple, on ne les entend plus crier leurs Hosannas. Un peu comme dans nos églises. « Comment ne pas te louer » répète-t-on à l’envi, omettant que le temple qui abrite la louange n’est pas un édifice, mais le corps du Christ, qui est sacré, tout spécialement dans les membres exclus et considérés comme les moins dignes d’estime. On est prompt à dénoncer une caricature mais s’obstine au silence quand le ministre de l’Intérieur fourbit la rhétorique d’extrême droite, la rendant tellement banale que la détestation d’autrui devient une évidence pleine de bon sens.

Tiens, l’évangile se met à devenir dangereusement politique, insurrectionnel. Tu m’étonnes qu’il faille le châtrer ! J’y vais fort ? Depuis la transfiguration, Marc met en scène tous les antagonismes ‑ haines à mort ‑ jusqu’au Golgotha. Incompréhension des Douze que Jésus relève alors que tous le trahissent et que l’un d’eux le livre. Incompréhension des scribes, pharisiens, prêtres, Sanhédrin, sadducéens - tout le système religieux ‑ jusqu’à la déclaration du blasphème coupable qui mérite la mort. Pilate le Romain s’en lave les mains, permettant que le droit soit bafoué, lui le garant de la justice.

Et tout cela, exactement comme aujourd’hui, sans lever la voix, avec le mot le plus doux. « Parlez-moi d'amour, redites-moi des choses tendres, votre beau discours, mon cœur n'est pas las de l'entendre, pourvu que toujours, vous répétiez ces mots suprêmes : je vous aime... ». On parle d’amour pour mieux s’entre-tuer. On parle d’amour au lieu d’aimer. Se pourrait-il que parlant d’adversité, on aime ? Ne serait-ce pas le portrait de Jésus ?

Jésus continue à bien répondre, toujours sur la forme. Les deux commandements qu’il cite n’appartiennent pas à ce que nous appelons le décalogue. Il répond, juste, mais de travers. Il crée un espace, inattendu. Pas le catéchisme. Toute la vérité, mais surtout pas avec les mots du catéchisme parce qu’il y a « des choses qui même chez Dieu ne sont plus possibles » (Nietzsche). Le déséquilibre met son interlocuteur en péril. Il tombera du côté où il penche. Et cela ne manque pas. Le scribe, pris au piège ou saisissant la balle au bond, détourne la loi au profit de sa relecture par les prophètes, exactement comme Jésus. C’est la miséricorde que je veux, non les sacrifices. Je me moque du temple et du culte, je veux l’amour et le respect du faible. Jésus n’a plus qu’à ratifier. Le tour est joué. Jeu, set et match !

Et sur le fond ? Equiparant les deux amours, Jésus ravale Dieu à hauteur de prochain. Sacrilège ! « J’ai deux amours », vertical et horizontal, comme les bras de la croix, d’un catéchisme accommodé, paroles fausses sous des dehors de bon sens. Solo Dios basta écrit Thérèse, non qu’elle ignore les autres, mais que c’est en eux que l’on pratique le seul amour. L’amour de Dieu n’existe que dans celui d’autrui. L’évangile fait de l’amour des autres mieux que tous les sacrifices, et partant seule manière d’aimer Dieu. C’est cela le royaume. Le savoir c’est s’en approcher et se déprendre de l’illusion. Chacun se fait en effet de Dieu l’idée qu’il veut, puisque « nul ne l’a jamais vu ». Il s’en fait l’image qu’il veut aimer et s’aime lui-même.

Il n’y a plus de liturgie, de culte, ainsi que le dit la lettre aux Hébreux, mais le service des autres à la manière de Jésus. Ou, comme dit Paul, s’il y a un culte, il est spirituel, entendez que parler de culte est allégorique : le culte littéral n’a plus de sens. Le culte n’est possible qu’en un sens second, lorsque l’on se met à disposition des autres à la suite de Jésus. La fraction du pain est mémorial, elle est anamnèse, histoire de tirer de l’oubli, non pour être érudit ou savoir le catéchisme (ce serait mémoriel, mémoire d’un mémorable), mais pour exciter en nous l’amour des frères, seule manière d’aimer Dieu.

1 commentaire:

  1. Merci pour ce concentré d’évangile : sans pesticides ni additifs !

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