Leurs yeux étaient retenus pour ne pas le reconnaître. Lc 24,16
C'est curieux, cette affaire. La forme passive est souvent une façon de désigner Dieu sans le nommer. Ce serait donc Dieu qui empêcherait, miraculeusement, la vue pour qu'à la fin la foi surgisse -surrexit-, un peu comme il avait endurci le cœur de Pharaon pour la libération de l'esclavage. Le passage de la non-foi des fils d'Israël à la foi, d'un côté à l'autre de la mer, est libération, ou la libération des fils d'Israël est passage à la foi. Il en irait ainsi avec les disciples.
Une autre lecture, moins convenue, plus littérale, moins allégorique, est possible. Les yeux sont retenus parce qu'ils sont fixés comme les cœurs sur ce qui n'est plus. Dans l'attachement à leurs sentiments envers Jésus, à leurs émotions, ils ne regardent pas là où Jésus pourtant n'a cessé de les conduire. Les yeux sont retenus par ce qu'ils savent déjà de lui, sa mort, au point de ne pas voir le Vivant.
La dénonciation de la cécité est habituelle dans les évangiles comme dans tant de littératures. Il n'y a pas pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. N'est pas aveugle celui qu'on croit, mais plutôt celui qui se croit voyant. La guérison des aveugles par Jésus a la même sens que l'histoire de la paille et de la poutre.
C'est difficile de voir la vie. Au point que nombre d'entre nous, et même non disciples, cherchent l'extraordinaire d'un miracle, d'un sentiment d'une émotion pour se retourner et en détournent les yeux d'un ordinaire dont ils sont convaincus qu'il n'a rien de neuf à apporter.
Jésus a passé son temps à dire la force de l'ordinaire, l'aujourd'hui, la rencontre des autres, la commensalité, les routes parcourues au rythme de la marche.
Lorsqu'il rejoint les anawim, les pauvres du Seigneur, Jésus fait surgir -surrexit- un monde nouveau, la fraternité. Et l'on voit, l'on ne peut pas ne pas voir, rien n'empêche désormais de voir ce que l'on ne pouvait voir avant la rencontre, la confiance portée en l'autre, la foi portée en l'autre : avec toi le monde nouveau de la fraternité.
Nous sommes tellement convaincus que Dieu et les frères, ce n'est pas la même chose, que nous cherchons Dieu dans le silence de la prière, la méditation des Ecritures, la fréquentation des sacrements, là où il ne peut être vu, touché, entendu. Dans le silence, il n'y a qu'excitation du désir, et c'est beaucoup, désir de celui qui désespérément manque. Dans les Ecritures, il n'y a que des textes, superbes entre beaucoup, témoins d'expériences sans cesse relues, mais rien d'un coup de fil divin qui nous ferait entendre sa voix. Dans les sacrements, il n'y a que des rites, désormais laissés aux pratiques païennes, parce que le sacrement n'est pas un en soi, mais trouve son sens et son efficacité dans ce qu'il désigne.
Avec les disciples, notre conversion passe par l'accueil de l'étranger, ignare de tout ce qui s'est passé. Au lieu d'attendre un miracle, une guérison comme les disciples ahuris qui regardent le ciel et ne voient rien, il faut regarder les frères en frères, et les miracles se bousculent. "Voici que je fais un monde nouveau, ne le voyez-vous pas ?" Etranger, migrant certes, mais aussi tout ce qui n'est pas nôtre. L'étrange étranger ouvre à la nouveauté, le monde nouveau manifesté, ouvert, dans un partage d'un peu de pain. On peut faire corps avec l'étranger, la fraternité surgit -surrexit-, résurrection.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire