11/09/2025

A. Winn, Les Ardents (roman)

 

Alice Winn, Les Ardents, Les escales, Paris 2024

Je ne sais que penser de ce roman paru en anglais en 2023. Assurément, il est difficile de laisser le livre ne serait-ce que quelques instants. L’histoire bien tenue comporte sans doute quelques invraisemblables, comme le fait que plusieurs élèves d’une même école se retrouvent dans une même compagnie, au front. Le récit est construit autour de deux adolescents, dirait-on aujourd’hui, peu avant qu’ils aient dix-huit, dans une école de l’aristocratie britannique juste avant la Grande Guerre. Celle-ci ne constitue pas tant le contexte qu’elle n’est un personnage, qui décide de la vie, et surtout de la mort de millions de jeunes.

Les violences de l’école, jeux ou haines, évoquées dans les premières pages, sont l’image de la guerre, et l’aune à laquelle l’incommensurabilité des violences guerrières fait voler en éclat la civilisation. Des unes aux autres, l’auteure est attentive aux corps qui se touchent, se forment ou sont démembrés, déchiquetés et tués. On passe de l’héroïsme naïf et niais de gamins biberonnés à la supériorité de la culture européenne, en l’espèce anglaise, au non-sens et mensonges de sociétés qui non seulement tuent leurs enfants, mais plus encore les soumettent à la barbarie des Tranchées. Le désenchantement se compte en millions de morts.

Ce qui m’a paru le plus réussi, et qui semble n’avoir été que peu souligné, c’est l’usage de la littérature ; pour Sidney Ellwood, la poésie qu’il lit et écrit ; pour Henry Gaunt, Thucydide ou Euripide, en grec dans le texte. La Guerre du Péloponèse permet une mise en abîme. Malgré la vérité crue des œuvres, connue, enseignée, apprise par cœur, personne n’en tient compte. A quoi sert d’avoir des yeux pour ne pas voir ? « La mort est une dette qu’il nous incombe à tous de payer. » (Euripide, Alceste 419 revu sans doute via Shakespeare) « Et dans la vallée de la Mort / Chevauchent les six cents. […] Mais il en est revenu si peu / Si peu parmi les six cents. » (Tennyson, La charge de la brigade légère, à propos de la bataille de Crimée en 1854, qui paraît rétrospectivement une répétition des assauts de la bataille de la Somme).

En parlant par l’intermédiaire des vers, Ellwood dit ce qu’il ne sait pas, ou ce qu’il ne sait pas dire, ou ce qu’il ne peut pas dire. « J’aimerais le dire avec mes propres mots. Mais je ne le puis. Et tu ne le veux pas. L’amour est mon péché, ta chère vertu le hait. (Shakespeare, Sonnet 142) » Puis il ne lui est plus possible de citer le moindre vers. La beauté est impossible dans les Tranchées. Sans recours à ce qui lui permettait de parler ses sentiments, il se fait bête à tuer, à affronter la mort. Ce n’est possible qu’à avoir déserté la pensée. A la toute fin, il confesse avec Shakespeare : « mon cœur ne peut s’exprimer à travers mes lèvres. » Je suppose qu’il s’agit de la traduction d’une réplique de Cordélia dans le Roi Lear, étrangement traduite : I cannot heave My heart into my mouth. Il ne lui est pas possible d’en dire plus à celui qu’il aime mais la prétérition révèle. Quel chemin depuis les mots tus : « Je t’aime, je t’aime, je t’aime, mimèrent les lèvres d’Ellwood sans le dire dans les cheveux de Gaunt. »

Les Ardents, oui, sont l’histoire de la boucherie de la première guerre mondiale, Ypres, les Flandres, la Somme. Oui, c’est l’histoire d’adolescents britanniques, dont certains découvrent qu’ils aiment leurs condisciples, alors que l’homosexualité est un crime puni des travaux forcés et de l’opprobre définitive. Ecrites par une femme, les amours entre hommes en reçoivent une dimension qui les dépasse, les dépayse et en ce sens les universalise au point d’en faire un des langages de tout amour. Dans la violence, tant celle de l’éducation que celle sans limites de la guerre, dans la phallocratie que l’on appelle aujourd’hui culture patriarcale, le roman raconte comment l’on apprend à articuler ses sentiments. Comment apprend-on à dire « je t’aime » ? « Sensations sweet, / Felt in the blood, and felt along the heart […] in this moment there is life and food / For future years .» Douces sensations, ressenties dans le sang et au-dedans du cœur. Dans ce moment, il y a la vie et les vivres pour les années futures. » (W. Wordsworth, Tintern Abbey)

La poésie joue d’abord le rôle de message codé de ce que l’on ne peut, soit trop jeune, soit déviant, dire. Elle peut devenir l’allié de la folie meurtrière. On se délecte de l’héroïsme, jusqu’au jour où, ramassant la cervelle de son compagnon d’arme, et les cadavres démembrés de tant d’autres, l’héroïsme n’est plus possible. C’est un mensonge. Les lettres annonçant la mort d’un fils à leurs parents ou épouse est presque toujours un mensonge : il n’a pas souffert, il a été héroïque. Les conventions internationales pour une guerre civilisée sont, elles-aussi, mensonge, et doublement, puisqu’on les piétine, les fait mentir. Les tranchées et l’assassinat de dizaines de milliers de jeunes en une journée ou deux, rendent tout insensé. Il n’y a que ceux qui donnent les ordres à ne pas s’en rendre compte.

Lorsque la poésie devient de nouveau possible, c’est à l’insu de celui qui s’y glisse. Elle prend son souffle et lui donne ses mots pour l’unique parole : je t’aime, je veux que tu vives ; c’est la résurrection. Par la poésie, on touche où l’homme passe l’homme, infiniment. Devenir adulte, pour ces types de seize à dix-huit ans, passe par la mort. Tous n’en reviennent pas, y compris parmi ceux qui survivent, emmurés, vivants ou moribonds, dans la tombe sans issue de la folie.

On ne sait jamais dire l’amour. Comment la parole sonnera-t-elle juste ? Comment sera-t-on à la hauteur de l’amant ? Comment recevra-t-on de lui l’image de qui l’on est en lieu et place de ce que l’on pense de soi. Ainsi je comprends qu’Ellwood doive porter un masque, le visage détruit, et que Gaunt l’embrasse délicatement sur la partie du visage qu’il n’a plus. L’amour re(con)duit à une forme d’apophatisme que la littérature permet, un peu, d’enjamber. Et c’est pourquoi l’on continue à lire. Et l’on apprend qu’aimer est encore autre, jamais ça.

Je ne comprends pas comment la traduction est fidèle aux auteurs cités. Non que je conteste ses choix, mais ils me semblent appuyer de trop ce que l’on ne peut que mi-dire. Pourquoi Les Ardents alors que le titre original est In memoriam, en mémoire du texte éponyme de Tennyson, mais aussi des listes de ceux qui sont tombés, tués, morts. Les combattants sont sortis, extirpés violemment du monde enchanté (« Tu crois à la magie ? » demande de façon prémonitoire Gaunt), du monde sensé. Ils ne croient plus, ne peuvent plus croire à la légende sociale. « Je crois à la beauté » avait fini par répondre Ellwood. Mais elle-t-elle encore crédible après les Tranchées. Tennyson n’expose pas une théorie – il croirait encore au sens – mais crie sa désolation de n’éprouver que le vide. Il écrivait In memoriam pour son amant disparu. Le manque est la source de son cri et les vers de Maud ont des airs de Cantique des Cantiques.

Curieusement, la religion n’apparaît pas dans le roman alors que les institutions du croire sont très présentes dans le contexte de la guerre. Gaunt explique pourquoi : « La plupart du temps, les hommes parlent [dans leurs lettres] de la boue, des rats et de Dieu. Nous sommes chargés de censurer la boue et les rats, mais Dieu est autorisé, ce qui me frappe car c’est très ironique. » Faut-il penser qu’elle aussi est mensonge ? Mieux vaut le langage qui refuse de s’arrêter, ce n’est jamais ça ; la dénonciation de toutes les idoles, y compris le sens ; la désolation de n’éprouver que l’absence, creuset du cri. A s’y méprendre, c’est le langage de la mystique.

 

My heart would hear her and beat,                Mon cœur l'entendrait et battrait,
Were it earth in an earthy bed;                      Telle la terre en son lit de glèbe ;
My dust would hear her and beat,                 Mes cendres l'entendant battraient,
Had I lain for a century dead;                        Eussé-je été mort cent ans, et
Would start and tremble under her feet,        Sursautant, tremblant sous nos pas,
And blossom in purple and red.                    Fleuriraient de rouge et de violet.                                                                                                                                                  A. Tennyson, Maud

 

So runs my dream: but what am I?                Suis ton cours, rêve ! mais qui suis-je ?
An infant crying in the night:                          Un enfant pleurant dans la nuit :
An infant crying for the light:                         un enfant pleurant la lumière :
And with no language but a cry.                    Qui n’a pour langage qu’un cri.                                                                                                                                                     A. Tennyson, In memoriam A.H.H.

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