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Ce que l’on appelle conception virginale de Jésus dans le sein de Marie n’est rapporté qu’en deux endroits du Nouveau Testament, par Matthieu et Luc seulement. Leurs récits sont-ils historiques ou théologiques ? L’un n’empêche pas l’autre, mais le but est différent. Le recours au mythe (parce que ce que l’on rapporte n’est pas observable) peut n’avoir pas moins de poids en termes de vérité qu’un relevé historique, qui est toujours un point de vue. Les faits sont choisis, agencés, rapprochés ou opposés selon la perspective du propos.
On ne peut pas dire n’importe quoi, ni avec le mythe, ni avec l’histoire. Pour s’en tenir aux seuls faits, on peut penser à ce qu’enregistre une vidéo-surveillance. Elle ne voit pas tout et découpe le réel à la taille de son objectif. Si une personne en train de courir entre dans le champ, on ne sait pas si elle fuit ou s’élance pour secourir quelqu’un d’autre hors-champ. Il faudrait pour être exhaustif multiplier les angles de vue, ce qui est impossible. Et cela ne dirait encore rien de ce à quoi pensent les personnes, cela ne dit rien de leur histoire !
Le type de récits que sont les évangiles de l’enfance n’est pas une exception dans la littérature du premier siècle. L’invention d’une naissance merveilleuse n’est pas perçue comme une tromperie mais sert le propos littéraire de la biographie d’un grand homme.
Pour Luc, Marie reçoit l’annonce : « Marie dit à l’ange : "Comment cela va-t-il se faire puisque je ne connais pas d’homme ?" L’ange lui répondit : "L’Esprit Saint viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre ; c’est pourquoi celui qui va naître sera saint, il sera appelé Fils de Dieu." »
Pour Matthieu, Joseph est le protagoniste. L’annonce est placée dans le cadre d’un songe. C’est dire que l’on n’est pas en train de rapporter des faits, méticuleusement vérifiés, mais que l’on fait signe vers autre chose qu’il faut savoir lire. « Voici que l’ange du Seigneur lui apparut en songe et lui dit : "Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre chez toi Marie, ton épouse, puisque l’enfant qui est engendré en elle vient de l’Esprit Saint ; elle enfantera un fils, et tu lui donneras le nom de Jésus (c’est-à-dire : Le-Seigneur-sauve), car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés." »
Matthieu ne raconte pas l’épisode de Jésus au temple où Luc écrit : « "Comment se fait-il que vous m’ayez cherché ? Ne saviez-vous pas qu’il me faut être chez mon Père ?" Mais ils ne comprirent pas ce qu’il leur disait. » Comment imaginer que Marie, quelques années après la conception magique de son fils en sa chair, ne se souvienne pas ce qui s’est passé et ne comprenne pas la réponse ? Si Jésus est conçu miraculeusement en elle, pas grand-chose ne devrait étonner Marie, surtout pas que son fils appelle Dieu son Père. Pourquoi Luc lui fait-il oublier la conception virginale ? Parce qu’il n’en parle pas. Il raconte autre chose.
L’oubli de Marie invite à ne pas considérer la conception virginale comme la réponse aux questions de curieux ou de catéchisme, une manière d’avoir un exposé dogmatique qui aurait réponse à tout. Les deux récits de la conception virginale ne sont pas des réponses mais des énigmes. Il faut s’interroger sur cet enfant. Ce que fait encore Luc : « Que sera donc cet enfant ? » Les récits évangéliques s’emploient à permettre une réponse.
Chez Matthieu comme chez Luc, le genre littéraire des évangiles de l’enfance ne relève pas du reportage. Il y a bien enquête, histoire dit-on en grec. Mais l’enquête, surtout en son introduction, est là pour interroger, intriguer, mener plus loin. L’évangile n’est pas un livre de recettes ni un catalogue de réponses, mais une manière de mettre chaque vie en énigme par les paroles et les actes de Jésus. Si réponse il y a, elle ne consiste pas en un énoncé, mais en des vies transformées, des conversions. Jésus est lui-même le converti, tourné vers les Père. Son existence est provocation à la conversion, à se tourner à son tour vers le Père, c’est-à-dire vers l’ensemble de ses enfants, à commencer par les plus méprisés.
Avec Jésus, lieu de Dieu dans l’histoire, on ne risque pas de ne pas donner tout son poids à l’histoire, celle de cet homme, celle de l’humanité. Mais la prise en compte de l’histoire, ce n’est pas un reportage ou une collection de vérités, mais une lecture, à chaque époque, à chaque vie, provoquée par la vie de Jésus. L’évangile répond à la question « que sera donc cet enfant ? » par les conversions qu’il suscite, hier et aujourd’hui, par des vies qui voudraient prendre Jésus comme maître et Seigneur.
La Tour, Le songe de saint Joseph, 1640-45
Dans un de ses derniers livres "la raison d'être" Ellul fait parfaitement bien la différence entre réalité et vérité. Réalité qui, disait René Char, est la "moins saisissable des vérités"...
RépondreSupprimerD Riviere