15/10/2014

500 ans de la naissance de Thérèse de Jésus

15 octobre, fête de Thérèse d'Avila


Aujourd'hui s'ouvre une année pour commémorer les 500 ans de sa naissance le 28 mars 1515.
Je réservais ce texte paru pendant l'été pour le poster aujourd'hui.






« Nous avons connu l’amour et nous y avons cru » (1 Jn 4,16)

« Vous me direz que [ces désirs] sont imperfection ; pourquoi ne se conforme-t-elle pas à la volonté de Dieu puisqu’elle lui est si soumise ? […] Par chance, sa raison n’est pas maître d’elle-même, ni de penser à autre chose qu’à ce qui l’obnubile, étant loin de son bien par lequel elle veut vivre. Elle sent une solitude étonnante ; elle ne trouve aucune compagnie dans les créatures de la terre – je crois qu’elle n’en trouverait même pas parmi celles du ciel, puisque ce n’est pas celui qu’elle aime – ; plutôt, tout la tourmente. […] Elle se voit brûlée par cette soif, et ne peut arriver à l’eau. Et il ne s’agit pas d’une soif qui puisse se supporter ; elle en est à un degré tel qu’aucune eau ne peut l’étancher – et elle ne veut pas qu’il en soit autrement – si ce n’est l’eau dont parla notre Seigneur à la Samaritaine. Et cela, on ne le lui donne pas. » (Château, VI,11,5)


Comment l’homme peut-il vivre avec Dieu ? Pour les hommes, c’est impossible (Mt 19,26). Comment peut-il vivre sans Dieu qui est la vie ? La vie avec Dieu est impossible autant que nécessaire, comme une soif terrible qui pourtant doit demeurer toujours plus vive pour que le désir de Dieu et la jouissance d’être à lui jamais ne s’éteignent. Thérèse n’est obnubilée que par une chose, la vie en abondance pour tous, l’eau vive, Dieu même.
Thérèse de Jésus (1515-1582) entre à 18 ans au Carmel à Avila, monastère où la rigueur de la règle est « mitigée », histoire de s’épargner un peu de purgatoire ! Aidée par ses confesseurs et de nombreuses lectures, elle passe de pratiques plus ou moins superstitieuses dont le non-respect inspire la crainte à la liberté de se savoir aimée. Le Concile de Trente (1545-1563), comme Luther, lutte contre la superstition et réforme la prédication.
Une vingtaine d’années plus tard elle ose enfin faire confiance à ce qu’elle comprend de Dieu et vit avec lui. Il y a tant à convertir en elle, en son ordre et dans l’Eglise ! En 1562, elle fonde à Avila un autre Carmel. Le retour à une règle stricte instaure une réelle pauvreté et la solitude (même au cloître il y avait des mondanités et des inégalités). La prière est comprise comme une conversation avec Dieu. « Il ne s’agit pas de craindre mais de désirer [… l’oraison n’étant] rien d’autre qu’un commerce d’amitié où on s’entretient souvent et intimement avec celui dont nous savons qu’il nous aime » (Vie VIII, 5). De 1567 à 1582, seize autres Carmels seront fondés.
Dieu fait tout en Thérèse, alors qu’elle n’est que péché. Elle n’a rien mérité, tout reçu gratuitement. La « seule grâce » de Luther n’est pas loin ! Ce langage qui élève l’autre et abaisse l’amoureuse est celui de la passion. Thérèse interrompt ou structure ses écrits par des prières qui sont autant de déclarations d’amour, ou plutôt, de réponses à l’amour.
On la soupçonne d’être une illuminée qui défie la médiation de l’Eglise, mais elle n’arrête pas de demander conseil, en particulier à François de Borja, Pierre d’Alcantara et Jean de la Croix, tous les trois canonisés, dont elle apprécie autant l’expérience spirituelle que la science théologique. Comment savoir si ce qui lui arrive vient de Dieu ? Est-elle folle ? Est-elle possédée ? Est-elle dans le vrai, disciple authentique de Jésus ?
Femme et d’ascendance juive (mais le savait-elle ?), doublement peu fiable, elle n’a pas accès au savoir d’autant que la science de Dieu est confisquée par les théologiens. Alors que l’on découvre l’Amérique, l’imprimerie et la science moderne, Thérèse appartient à un nouveau monde, une classe sociale qui cherche à exister, urbaine, de marchands principalement, se moquant des privilèges. Thérèse est opposée à l’esclavage et fait confiance aux jésuites, nouvellement fondés, et aux ordres mendiants.
Elle écrit une autre science de Dieu, apprise à l’oraison et non à l’université. Aucune femme de l’époque n’a autant écrit. Son propre corps est aussi une écriture, avec les maladies, paralysies, extases, brûlure du cœur et cris. « L’extase n’est elle-même qu’une métaphore » (M de Certeau), celle d’un amour qui la met hors d’elle, parce que la prière n’est pas intériorité mais déplacement, quête, poursuite. Dieu n’est jamais , il fait sortir de soi.
L’Eglise peine à se réformer et se déchire. On n’entend plus Dieu, si on l’a jamais entendu. « S’il m’était possible de me cacher de vous comme vous vous cachez de moi, votre amour pour moi, je le crois, je le pense, ne le supporterait point. […] Cela n’est pas supportable, mon Seigneur, je vous supplie de considérer que c’est faire injure à celle qui vous aime tant. » (Vie XXXVII, 8). Du coup, il faut parler en son nom ; mais qui en est digne ?
L’omniprésence du démon dans le texte de Thérèse est stratégie qui par exemple dénonce que ce qu’elle dit entendre n’est pas de Dieu mais bien d’elle ; elle est bien de Dieu ! « Ici dire n’est pas possible ; comprendre, l’intelligence ne le peut et les comparaisons ne peuvent servir à expliquer car les choses de la terre sont bien basses pour une telle fin. Envoyez du ciel, mon Seigneur, la lumière pour que je puisse en donner quelque peu. » (Château V, 1, 1). Il faut ruser quand on parle de Dieu. « Je dis en secret car le langage de la vérité n’est plus en usage. Les prédicateurs eux-mêmes arrangent leurs sermons de manière à ne mécontenter personne. » (Vie XVI, 7) Elle sait que ce sont des bons chrétiens qu’il y a le plus de mal à craindre, ainsi cette novice qui la dénonce à l’Inquisition.
La description des états de l’oraison n’est pas une méthode spirituelle mais une critique qui raconte l’épreuve du dépouillement. D’abord, il n’y a pas de prière sans une vie au service des autres. Ensuite, prier c’est demeurer devant le Seigneur par amour. Il n’y a rien à faire, surtout pas des prières ! Dieu importe plus que la prière, et le souci de Dieu, que les hommes aient la vie (Jn 10,10), plus que l’union à lui. Thérèse a laissé l’évangile convertir sa prière. « La très sainte humanité du Christ » est la voie qui donne à l’humanité de partager la vie trinitaire.

10/10/2014

Dieu n'est jamais ce que nous croyons (Mt 22,1-14) 28ème dimanche


C’est incroyable ce que Jésus peut inventer pour parler du royaume, de la vie avec Dieu. Il est vrai, le Premier Testament lui offre une carrière de métaphores, paraboles et autres tropes. Mais tout de même.

Entrez dans une église et demandez à ceux qui y sont rassemblés, demandons-nous, ce que nous dirions de Dieu si nous avions maximum trente secondes. Laissons-nous ensemble surprendre. En trente secondes, pour parler de Dieu, Jésus raconte l’histoire d’un banquet préparé pour la terre entière : la multitude, beaucoup, sans doute tous. C’est incroyable. Parler d’un sujet aussi sérieux, si je puis dire, et parler d’une bringue ou d’un festin, d’un repas de noce, d’un banquet républicain ou d’un pique-nique paroissial, mais d’une paroisse qui est l’humanité entière. Qui oserait ? Quel culot ! Ce n’est pas digne.

Quand j’entends nos chants liturgiques qui se gargarisent à louer Dieu en l’appelant créateur, rédempteur, et autres gros mots. En dirait le catéchisme de l’Eglise catholique mis en chanson, sur des musiques d’ailleurs bien faibles. On dirait les veillées scoutes où l’on compose un texte sur un air imposé, la souris verte ou je ne sais quoi. Non, Jésus ne parle pas ainsi. Ce sera plus paillard que catéchétique, et l’on comprend que les prostituées viennent en premier dans le royaume. Pour lui, ce sera une fête où l’on mange des viandes grasses et boit des vins capiteux. Une fête qui finira dans l’étreinte d’une nuit d’amour.

En effet, nous sommes invités à un festin de noce. Et nous sommes la fiancée, ceux que le fils aime comme sa propre chair, plus que lui-même encore. Parler de Dieu, c’est dire les épousailles de son fils avec l’humanité. Qui est Dieu ? Celui qui veut allier sa famille à la nôtre et nous adopter comme ses enfants. Comme cette eau se mêle au vin pour le sacrement de l’alliance, puissions-nous être unis à la divinité de celui qui a pris notre humanité. Cela ne se fait pas par acte notarial, dans la froideur administrative d’une étude, mais lors d’un banquet auquel la multitude est convoquée.

Mais alors, pourquoi une telle violence devant le refus de certains à participer au festin ? Faut pas pousser ! Pour parler de Dieu est-ce encore approprié ? Tout ce qu’avait suscité d’admiration l’invitation est réduit à néant. Pourquoi y a-t-il en définitive si peu d’élus ? Pourquoi un pauvre malheureux est-il chassé ? Il n’avait sans doute pas eu le temps de passer chez lui pour se changer, convoqué dans l’urgence alors qu’il errait sur quelque chemin. Cette fin de texte est si curieuse que le lectionnaire autorise à ce qu’on ne la lise pas. C’est plus simple ; quand on ne comprend pas quelque chose, mieux vaut faire comme si cela n’existait pas !

Qu’est-ce qui manque à cet invité que les autres, convoqués à l’improviste, ont eu le temps de revêtir ? Il fallait qu’ils l’aient sur eux, non dans un placard, à la maison, bien rangé, mais dans la poche, mieux, dans le cœur, là où se trouve la richesse de ceux qui n’ont pas de toit, qui vivent à la croisée des chemins. Qu’ont-ils que l’impossibilité de prendre une douche ne salit pas, tenue de noce toujours irréprochable ?

On comprend que l’accueil inconditionnel de Dieu ne puisse pas accepter n’importe quoi. On comprend que la miséricorde infinie du Père soit assortie d’un jugement, non au mal, à la mort. Mais ce jugement n’est pas affaire de rétribution. La parabole précise qu’entrent dans la salle de fête des bons comme des méchants. Et ce qui est reproché à notre homme, n’est pas sa possible méchanceté, mais de ne pas porter l’habit de fête.

Faut-il se rappeler à qui Jésus parle, ceux qui veulent l’arrêter, qui ont bien compris que c’est eux qui étaient visés, mais qui ont peur de la réaction de la foule. Des gens dont le pouvoir et l’autorité sont mis en danger par Jésus. Faut-il penser que ce qui manque est en fait quelque chose de trop qui empêche le vêtement de noce de se voir, une sorte de masque de laideur.

Si l’accueil de Dieu est inconditionnel, pour les bons comme pour les méchants, quel est le problème ? Refuser d’être épousé par le fils. Venus à la fête pour dénoncer au nom de Dieu, le Dieu qui s’unit à l’humanité.

Et si le vêtement de noce c’était d’accepter d’être déconcerté par un Dieu qui n’est jamais ce que nous en avions pensé. Tous nous avons une idée de Dieu, athées ou croyants, indifférents ou chercheurs ; pour tous ce mot a au moins un sens. Mais ce que nous comprenons, va-t-il enfermer Dieu, l’obliger à correspondre à notre définition, que ce soit pour le nier ou pour le défendre ? Cela reviendra au même. Nous sommes athées du dieu des athées, nous n’y croyons pas plus qu’eux. Nous sommes athées de bien des dieux des religions, y compris du catholicisme. Nous devons être athées de notre propre conception de Dieu.

Si nous savons, nous ne cherchons pas. Voilà l’habit de noce qui nous manque, aussi bon cathos que nous paraissons à nos propres yeux. Nous ne reconnaîtrons pas le Dieu qui déconcerte dans la salle de noce, si nous croyons que Dieu est ce que nous en pensons. Déçus, nous partirons de nous-mêmes plus que nous n’aurons été chassés, passant à côté de l’appel de la multitude, mettant en échec le projet d’amour du Dieu qui épouse la multitude appelée, qui nous introduit dans sa famille.

03/10/2014

Que les hommes se débarrassent de Dieu, il les aime encore (Mt 21,33-43) 27ème dimanche



Comment faut-il lire notre texte ? Il semble tellement retracer l’histoire du salut que l’on pense avoir affaire à une allégorie plus qu’à une parabole. Terme à terme se répondent les éléments de la comparaison. Le maître de la vigne, c’est Dieu, les envoyés, les prophètes, le fils, Jésus qui effectivement est tué.
La difficulté apparaît lorsque l’on demande qui sont les vignerons ? Dans cette logique d’histoire du salut, on en fait le peuple juif auquel les promesses de la vie sont retirées pour être données à d’autres, les païens ; on est en plein antijudaïsme. Israël n’aurait plus de sens dès lors que Jésus est mort. La théologie de la substitution, qui a été si souvent sous-jacente et trop souvent explicite, est une des racines de l’antisémitisme qui a ravagé l’Europe au cours des siècles jusqu’à la solution finale.
Il faut donc renoncer à cette lecture allégorique. Son impossibilité que l’ombre d’Auschwitz oblige à reconnaître n’est cependant pas une affaire récente. Nous lisions cet été la lettre de Paul aux Romains. Il attestait que les promesses de Dieu sont irrévocables. Israël, peuple de la première alliance, demeure la prunelle de l’œil de son Dieu. Il conserve non seulement l’amour de Dieu mais aussi sa vocation, être posté devant les nations comme le signe de l’amour de Dieu pour tous les hommes : En toi seront bénies toutes les familles de la terre.
Que lire alors dans notre texte ? Comme si souvent, nous n’avons pas sursauté là où nous aurions dû, nous n’avons pas vu le problème. Nous avons soif de vengeance et notre cœur belliqueux manque tellement de la paix que notre Dieu offre que nous n’arrivons même pas à accueillir cette paix, que nous projetons sur le Dieu de paix notre infamie. « Ces misérables, il les fera mourir misérablement. »
Nous aurions dû voir que la parabole ne pouvait être une allégorie de l’histoire du salut. Car, lorsque les hommes mettent à mort le Fils, que fait le Père ? Comment se déroule l’histoire du salut ? Loin de nous traiter misérablement, le Père nous aime encore et toujours. C’est précisément à cause de l’inconditionnalité de son amour pour nous que meurt le Fils.
La parabole met en échec la lecture du Dieu vengeur, qu’il s’agisse de la théologie d’Israël ou des théologies ecclésiales, qu’il s’agisse de la foi chrétienne ou de toute autre religion. Quand les hommes tuent Dieu, Dieu les aime encore. Que les hommes se débarrassent de Dieu, il les aime encore. Aucune violence, sinon celle des hommes. Aucune revanche, sinon la fidélité insubmersible de l’amour. Le tombeau, même vide, reste un tombeau. Dieu préfère perdre qu’écraser les autres. Dieu préfère sembler fini que d’en finir avec les hommes, fussent-ils ses ennemis.
Lui, le premier, pratique l’amour des ennemis, non qu’il soit l’ennemi de qui que ce soit, mais que beaucoup l’ont comme ennemi, à commencer par nous-mêmes. La preuve, nous avons osé penser que Dieu ferait mourir misérablement les misérables (parmi lesquels nous avions oublié de nous compter). Les ennemis de Dieu, ceux qui le combattent, sont ceux selon qui Dieu assumerait la réponse des interlocuteurs de Jésus : Ces misérables, il les fera périr misérablement. Quelle horreur qu’en nos bouches Dieu puisse ainsi parler !
Vous avez en effet remarqué que Jésus pose la question de savoir ce que fera le maître après l’assassinat de son fils, mais que ce sont ses interlocuteurs qui répondent. Jésus ne se prononce pas sur la réponse, il semble ne l’avoir pas entendue. Il cite le psaume : La pierre rejetée par les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle. C’est la l’œuvre du Seigneur, une merveille sous nos yeux. Quel rapport avec la parabole ?
On peut penser que la pierre rejetée prend la place du fils rejeté et tué. Changement de vocabulaire, on est sorti de la parabole. La parabole trouve dans le psaume son explication. Le maître choisit ce qui a été rejeté, non pour en rejeter d’autres, mais pour rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés. Le fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu.
On demandera ce que je fais de la dernière phrase qui fait inclusion avec le premier verset : « le Royaume de Dieu vous sera retiré pour être confié à un peuple qui lui fera produire ses fruits ». C’est une réponse ad hominem, non le sens de la parabole. C’est la réponse à la sentence prononcée par les interlocuteurs que Jésus avait fait mine de ne pas entendre. Elle s’adresse justement à ces interlocuteurs, non comme une menace mais comme ce à quoi aboutit forcément la logique de la vengeance. Si vous pensez que Dieu fera périr misérablement les misérables, vous ne pouvez qu’avoir peur de Dieu, craindre que le royaume vous soit retiré, à vous qui avez une si mauvaise idée de Dieu. D’où l’obligation de vous convertir, de changez votre conception de Dieu pour cesser d’avilir mon Dieu et Père et vivre en paix. Il s’agit d’exterminer l’idée du Dieu qui tue et de produire le fruit que Dieu attend, votre amour pour lui, votre réponse à son amour.

20/09/2014

Juste une question d'amour (Mt 20,1-16) 25ème dimanche

N’ai-je pas le droit de faire ce que je veux de mon fric ? L’arrogance de la question, qu’elle soit celle d’un flambeur bling-bling, d’un ado en crise ou d’une personne paumée qui ne sait plus gérer son budget, a de quoi agacer. Pourtant, nous venons de l’entendre et personne n’a sursauté : « N’ai-je pas le droit de faire ce que je veux de mon bien ? »
Bien sûr, la suite de phrase adoucit voire camoufle l’arrogance, reportant sur l’interlocuteur muet du maître l’agacement de l’auditeur. « Vas-tu regarder avec un œil mauvais parce que moi, je suis bon ? » Le rédacteur de l’évangile nous aura bien manœuvrés.
Car non seulement nous aurions dû sursauter à ce N’ai-je pas le droit de faire ce que je veux de mon fric, mais aussi, à ce que ces mots soient mis sur les lèvres du Père. Comment Dieu pourrait-il parler ainsi ? Si les hommes sont dans le besoin, il ne fait pas ce qu’il veut de son bien, il le donne, il le partage, il soulage. Il faut bien que nous n’en ayons pas fini avec le dieu pervers pour que cela ne nous choque pas que Dieu soit un salaud. OK, ce n’est pas dit si carrément, mais c’est bien pour cela que c’est pernicieux. On révère Dieu dans les mots, mais l’on cache dans la révérence toute notre dé-fiance, toute notre incroyance.
Je me rappelle ce prêtre que nous avions invités à donner une récollection au séminaire et qui commentait la prière du bienheureux Charles de Foucauld, « Mon Père, je m’abandonne à toi, fais de moi ce qu’il te plaira. Quoi que tu fasses de moi, je te remercie. Je suis prêt à tout, j'accepte tout. Pourvu que ta volonté se fasse en moi. » Enfin, pas tout, avait-il ajouté. Mais si, tout ; aurions-nous à craindre celui qui nous aime ?
Ainsi donc, notre parabole, comme d’habitude, ménage en son sein le lieu où elle pivote pour laisser apparaitre son sens, tel un passage secret. La double provocation au sursaut invite à chercher à quelle condition le Père peut ainsi parler. Non parce que sa toute puissance en ferait un despote. Cela, nous l’avons écarté comme ce que M. Bellet appelle le dieu pervers. La toute puissance de Dieu n’est pas le n’importe quoi ou l’arbitraire de caprices. La toute puissance de Dieu, c’est de se donner pour de bon, totalement. Si puissant qu’à part lui, personne ne le peut. Pour les hommes, c’est impossible.
Et effectivement, si Dieu fait ce qu’il veut de son bien, c’est parce qu’il l’a tout donné, qu’il n’en est plus maître, qu’il s’est ruiné à aimer. En cet absolu dépouillement se reconnaît le Dieu de Jésus.
Les versions grecques ne sont pas unanimes sur un point qui paraît un détail, mais ne l’est en rien. On lit selon les manuscrits : « Les premiers, venant à leur tour, pensèrent qu’ils allaient toucher davantage ; mais c’est chacun un denier qu’ils touchèrent, eux aussi », ou bien « mais c’est chacun le denier qu’ils touchèrent, eux aussi ». L’article défini étonne, et c’est un indice de sa probable authenticité. Chacun reçoit non pas son denier, celui qu’il a gagné, mais le denier, le seul qui se puisse donner, l’unique don du Père qui est lui-même, son amour.
L’amour en effet ne s’additionne pas. Le Père aime et s’épuise en cet amour. Il n’y a rien d’autre en Dieu, si l’on peut ainsi parler, que l’amour. Et quand il a donné quelque chose, c’est forcément l’amour, quand il a donné quelque chose, c’est forcément lui-même, quand il a donné, c’est forcément tout. On ne peut avoir plus ou moins quand on a tout.
Que cette parabole s’oppose dans une logique bien paulinienne à la théologie du mérite, c’est certain. On n’a pas plus droit au paradis parce qu’on a jeuné régulièrement, parce qu’on est allé à la messe, parce qu’on s’est fait c… à être chrétien. Ça, c’est ce qu’on pense quand justement, cela nous casse les pieds, alors que c’est juste une question d’amour. Les ouvriers de la première heure n’aiment pas le maître. On ne sait rien des autres, il est vrai ; mais si les premiers aimaient le maître, ils seraient à jamais les premiers, jamais les derniers.
Nous sommes disciples de Jésus parce que le Père le premier nous a aimés. Comment ne répondrions-nous pas ? Peut-on envoyer balader l’amour ? Mais il en est de tout temps, des croyants, des chrétiens, pour qui cela ne suffit pas. Alors notre parabole s’oppose aussi à tout ce qui ferait de la foi un moyen en vue d’un but. Croire et travailler à la vigne pour avoir la vie, la vie éternelle.
Mais la vie éternelle n’est pas récompense, à venir, elle est vie avec Dieu, déjà, ici et maintenant. Que voulons-nous de plus que Dieu qui s’offre à nous ? Des sucreries, du réconfort ? Enfants gâtés qui veulent la barbe à Papa quand ils ont les mains pleines !
Enfin, notre parabole s’oppose à tout ce qui nous mettrait en première ligne. Nous croyons assez facilement que c’est l’homme qui cherche Dieu, que nous aurions soif de Dieu. Or c’est le Père qui a aimé le premier. C’est lui qui ne cesse de sortir à la rencontre des hommes, à toute heure du jour, et de la nuit. Nous ne faisons que répondre. Nous ne sommes pas croyants pour que Dieu nous réponde. Lui répondre, entendre comme une bénédiction son don, voilà qui fait de nous les disciples de Jésus.

13/09/2014

Un homme pour les autres, un homme pour son Dieu (La croix glorieuse)



La croix est instrument de torture et tant qu’il en est ainsi, elle ne peut être un objet de dévotion, moins encore un bijou ou une œuvre d’art. Lorsque Constantin, au début du 4ème siècle vainc par la croix, lorsque sa mère Hélène, invente la croix à Jérusalem et y fait bâtir la basilique du saint Sépulcre, comme disent les latins alors que les orientaux parlent de basilique de la résurrection, assurément, les représentations ont changé. La croix, le signe de la croix dont nous avons été marqués au baptême, est devenue le signe d’une identité, celle des disciples de Jésus.
Mais que ce soit l’instrument d’une infamie qui nous désigne demeure une provocation, un appel à aller au-devant de ce que nous sommes, ou devrions être, rebuts de l’humanité pour être avec et parmi ceux que le monde ignore ou massacre, en Irak et dans tous les lieues de haine guerrière, mais aussi dans nos villes, dans nos banlieues, avec leur pourcentage mortifère de chômage et de pauvreté. Fêter la croix glorieuse n’est pas affaire de triomphalisme ‑ O croix dressée sur le monde, Victoire tu régneras – mais impératif, à la suite de Jésus, à aller habiter là où l’on meurt de façon ignominieuse, que ce soit dans la violence de la barbarie terroriste ou dans l’indifférence générale d’une société repue.
Entendons-nous bien. Nous ne sommes pas attachés à la croix, pour souffrir ou cultiver l’horreur morbide ; nous sommes attachés à la croix de Jésus pour vivre. Mais voilà, pour vivre, il faut mourir. C’est l’histoire du grain de blé qui reste seul ou se multiplie en mourant ; c’est l’histoire de tous ces non, sans cesse répétés aux enfants parce que tout n’est pas possible ; c’est l’histoire de la limitation de notre puissance et de nos désirs ; c’est l’histoire de la fin de notre vie, dans un cercueil.
Terrible loi de la vie qui passe par la mort et contre laquelle nous nous révoltons. Jésus épouse cette révolte en espérant ne pas devoir boire le calice : la mort lui fait horreur.
Pour ne pas poursuivre si durement, sans cependant échapper au cœur de la foi – « je n’ai rien voulu savoir parmi vous, sinon Jésus Christ, et Jésus Christ crucifié » (1 Co 2, 2) – posons une question. Fallait-il que la mort de Jésus fût violente ? Jésus serait mort de sa bonne mort, dans son lit, comblé d’années, aurait-il pu être le Seigneur qui donne la vie ?
Mais si la mort de Jésus n’est pas un sacrifice, est-on encore catholique ? Donnons-nous quelques minutes de théologie fiction. Si Jésus n’est pas le prophète assassiné, ce n’est sans doute pas que tous l’aient reconnu comme leur Seigneur, mais seulement, comme aujourd’hui, qu’il est ignoré. Evidemment, un Jésus qui ne dérange personne est difficile à imaginer, mais quand on voit combien les chrétiens dérangent si peu dans ce monde. Le Pape crie pour la paix, mais les armes et les intérêts sont plus forts. Nous autres, préférons souvent le verni mondain à la radicalité de la croix de Jésus ! Avec la saveur du monde, le goût de l’évangile subtil de l’évangile ne risque pas de réveiller une seule papille.
Ainsi donc, Jésus meurt, entouré de ses quelques amis, Marthe, Marie et Lazare, les Douze bien sûr, et sans doute quelques centaines d’autres. Ceux qui après sa mort sont effectivement devenus les témoins de sa résurrection. Un tel Jésus n’en aurait-il pas moins donné sa vie pour ses amis ?
Sa manière d’être, d’être l’homme pour les autres et pour son Dieu, pour les autres parce que pour son Dieu, tout cela ne se joue pas à la croix. Tout cela est présent dans sa prédication et sa vie, dans son attention à tous, et d’abord ceux que l’on exclut, à l’époque lépreux, publicains, prostituées, aujourd’hui, chrétiens en Irak ou pauvres de nos banlieues.
Et la croix n’ajoute rien à cela. Tout est déjà donné, Jésus s’est déjà totalement donné pour la vie du monde, pour le salut du monde ainsi que disent les théologiens. Ouvrons n’importe quelle page des évangiles, n’est-ce pas ce que nous y lisons ? La croix n’a pas d’autre sens : attestation de l’homme pour les autres.
Au moment d’affronter le rejet, d’être, comme dit le prophète, rebut de l’humanité, Jésus ne va pas trahir cette vie pour les autres. Ce serait contredire toute sa vie ! La croix est le pas, imposé par la violence, qu’impose son chemin pour les autres, son être pour. C’est parce qu’il y a de la violence, excusez le truisme, que Jésus meurt en croix. Cela ne change rien à ce que, par sa vie pour les autres, là encore un truisme, il donne sa vie. La croix est le dernier moment, et la cohérence, de cette vie pour les autres et pour Dieu.