La page d’évangile que nous venons d’entendre (Lc 13, 1-9)
est de très haute importance. Elle rejette tout lien entre le mal subi ‑ maladie,
accident, catastrophe naturelle ‑ et la faute. Le malheur n’est pas une
punition. Par conséquent, ce qui nous arrive de positif n’est pas, à l’inverse,
une récompense. La théologie de la rétribution est renversée, terrassée.
Devant le mal, le mal subi, le mal qu’aucune responsabilité
morale n’a provoqué, nous sommes abasourdis. Il nous semble qu’en déterminer l’origine,
l’expliquer, nous rendrait ce mal plus supportable. Revenir à la rationalité consolerait.
C’est le moment de relire Nietzsche et sa raillerie contre l’animal rationnel !
Le mal serait-il le mal s’il était justifiable ?
Comment le mal est-il le mal s’il est justifié, non seulement expliqué mais
rendu juste. Non, l’explication ne rend pas juste. Nous mesurons dans la grave
maladie, dans les catastrophes et accidents, l’injustice de la condition
humaine, sa fragilité, sa vanité. La vie humaine, à mains égards, n’a pas de
sens.
Renverser avec Jésus la théologie de la rétribution, refuser
de voir dans le mal le châtiment et dans le bien la récompense ‑ eh bien,
je vous dis : pas du tout ! ‑ c’est s’engager sur un terrain
miné, dangereux parce que c’est poser la question du sens ? La vie n’est-elle
pas que l’affolement de cellules agencées de façon très complexes, ce que l’on
appelle le vivant ; n’est-elle pas qu’un rapport de forces, comme dit
Nietzsche avec les physiciens, rien de plus. Jésus nous conduit à refuser le
sens du mal et du bien, non d’un point de vue moral ; le mal fait
dérailler le sens jusqu’à l’inanité.
Curieusement, pour sauver le sens, Kant, malgré la
revendication d’autonomie de sa philosophie qui met Dieu hors-sujet, fait
débarquer Dieu. Il peut et doit être postulé pour que le sens demeure. Jésus
nous mène plus loin. Il introduit le ver dans le fruit de la religion (le contexte
de notre texte est celui des sacrifices !). Il introduit dans la religion
ce qui ne peut que conduire à la sortie de la religion. Religion et sens, même
combat ! Et nous en sommes là, comme jamais, puisque même les disciples de
Jésus sont obligés d’entendre le non-sens voire d’en convenir ; être
disciples de Jésus ce serait considérer le sens comme une idole à rejeter.
Devant le mal et l’ébranlement de l’édifice du sens, du
monde de la vie édifié en sens, il reste la beauté et la bonté. Il reste à se
rassasier de ce qui est juste et bon. Non pas se consoler à bon compte,
oubliant le mal pour se shooter au bien ; mais dans la situation insensée
elle-même, cueillir l’inattendu qui surgit. Cela ne donne pas enfin le sens, le
mal poursuit son œuvre de destruction, mais la folie d’un amour nous rend
autrement vivants, révèle que la vie n’est pas dans le sens mais dans la
gratuité absolue, détachée, sans sens.
Le phénomène amoureux en est le topos. On n’est plus le même
à être aimé, plus rien n’a de sens parce que la fulgurance d’exister comme de
nouveau, d’exister comme pour la première fois, renverse tout et rend tout possible.
Quelques uns n’ont jamais été amoureux. Auront-ils alors joui de la beauté ou
de la charité, saisis, transportés, transfigurés ? Qui aura échappé à ces
épiphanies où la vie se dit comme gratuité, comme grâce ? Non que tout
aille bien, que l’on sorte du mal, mais que délaissant le sens, la cause et l’effet,
la vie surgit comme donation, mieux, surgit la donation. (Il ne s’agit pas d’un
don que l’on pourrait thésauriser et faire fructifier, mais l’advenue du gratuit,
la donation.)
Nous autres, croyants, ne tenons pas à Dieu parce qu’il est
le sens, ce qui explique qu’il y a quelque chose plutôt que rien. Il faut
changer d’esprit, de manière de penser, se convertir comme dit le texte (et non
se repentir). Dieu est ce qui advient sans pourquoi, comme la rose qui éclot ;
vivre, quoi qu’il en soit du mal et du non-sens, c’est saisir cet avènement, que
l’on ne peut traquer même s’il faut longtemps et souvent le chercher.
La parabole qui conclut notre texte nous y encourage, Dieu,
comme le figuier est stérile, quasi mort ou parasite qui pompe le sol. N’est-ce
pas ce que nous avons sous les yeux, y compris dans ce qui est révélé de l’Eglise
et des agissements de ses chefs ? Mais nous allons bêcher, mettre de l’engrais ;
nos compagnons vont d’ailleurs s’en charger comme ils le proposent, car Dieu n’advient
que par les autres. C’est pour cela qu’ici nous nous tenons.
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