22/03/2019

Croire pour rien (3ème dimanche de carême)


La page d’évangile que nous venons d’entendre (Lc 13, 1-9) est de très haute importance. Elle rejette tout lien entre le mal subi ‑ maladie, accident, catastrophe naturelle ‑ et la faute. Le malheur n’est pas une punition. Par conséquent, ce qui nous arrive de positif n’est pas, à l’inverse, une récompense. La théologie de la rétribution est renversée, terrassée.
Devant le mal, le mal subi, le mal qu’aucune responsabilité morale n’a provoqué, nous sommes abasourdis. Il nous semble qu’en déterminer l’origine, l’expliquer, nous rendrait ce mal plus supportable. Revenir à la rationalité consolerait. C’est le moment de relire Nietzsche et sa raillerie contre l’animal rationnel !
Le mal serait-il le mal s’il était justifiable ? Comment le mal est-il le mal s’il est justifié, non seulement expliqué mais rendu juste. Non, l’explication ne rend pas juste. Nous mesurons dans la grave maladie, dans les catastrophes et accidents, l’injustice de la condition humaine, sa fragilité, sa vanité. La vie humaine, à mains égards, n’a pas de sens.
Renverser avec Jésus la théologie de la rétribution, refuser de voir dans le mal le châtiment et dans le bien la récompense ‑ eh bien, je vous dis : pas du tout ! ‑ c’est s’engager sur un terrain miné, dangereux parce que c’est poser la question du sens ? La vie n’est-elle pas que l’affolement de cellules agencées de façon très complexes, ce que l’on appelle le vivant ; n’est-elle pas qu’un rapport de forces, comme dit Nietzsche avec les physiciens, rien de plus. Jésus nous conduit à refuser le sens du mal et du bien, non d’un point de vue moral ; le mal fait dérailler le sens jusqu’à l’inanité.
Curieusement, pour sauver le sens, Kant, malgré la revendication d’autonomie de sa philosophie qui met Dieu hors-sujet, fait débarquer Dieu. Il peut et doit être postulé pour que le sens demeure. Jésus nous mène plus loin. Il introduit le ver dans le fruit de la religion (le contexte de notre texte est celui des sacrifices !). Il introduit dans la religion ce qui ne peut que conduire à la sortie de la religion. Religion et sens, même combat ! Et nous en sommes là, comme jamais, puisque même les disciples de Jésus sont obligés d’entendre le non-sens voire d’en convenir ; être disciples de Jésus ce serait considérer le sens comme une idole à rejeter.
Devant le mal et l’ébranlement de l’édifice du sens, du monde de la vie édifié en sens, il reste la beauté et la bonté. Il reste à se rassasier de ce qui est juste et bon. Non pas se consoler à bon compte, oubliant le mal pour se shooter au bien ; mais dans la situation insensée elle-même, cueillir l’inattendu qui surgit. Cela ne donne pas enfin le sens, le mal poursuit son œuvre de destruction, mais la folie d’un amour nous rend autrement vivants, révèle que la vie n’est pas dans le sens mais dans la gratuité absolue, détachée, sans sens.
Le phénomène amoureux en est le topos. On n’est plus le même à être aimé, plus rien n’a de sens parce que la fulgurance d’exister comme de nouveau, d’exister comme pour la première fois, renverse tout et rend tout possible. Quelques uns n’ont jamais été amoureux. Auront-ils alors joui de la beauté ou de la charité, saisis, transportés, transfigurés ? Qui aura échappé à ces épiphanies où la vie se dit comme gratuité, comme grâce ? Non que tout aille bien, que l’on sorte du mal, mais que délaissant le sens, la cause et l’effet, la vie surgit comme donation, mieux, surgit la donation. (Il ne s’agit pas d’un don que l’on pourrait thésauriser et faire fructifier, mais l’advenue du gratuit, la donation.)
Nous autres, croyants, ne tenons pas à Dieu parce qu’il est le sens, ce qui explique qu’il y a quelque chose plutôt que rien. Il faut changer d’esprit, de manière de penser, se convertir comme dit le texte (et non se repentir). Dieu est ce qui advient sans pourquoi, comme la rose qui éclot ; vivre, quoi qu’il en soit du mal et du non-sens, c’est saisir cet avènement, que l’on ne peut traquer même s’il faut longtemps et souvent le chercher.
La parabole qui conclut notre texte nous y encourage, Dieu, comme le figuier est stérile, quasi mort ou parasite qui pompe le sol. N’est-ce pas ce que nous avons sous les yeux, y compris dans ce qui est révélé de l’Eglise et des agissements de ses chefs ? Mais nous allons bêcher, mettre de l’engrais ; nos compagnons vont d’ailleurs s’en charger comme ils le proposent, car Dieu n’advient que par les autres. C’est pour cela qu’ici nous nous tenons.

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