La revue de théologie de la Province de France des dominicains lumière & vie cesse de paraître avec son numéro 300. Aux pages 105-115, un article écrit il y a déjà quelques mois.
Le synode sur la nouvelle
évangélisation s’est achevé il y a un an. Qu’en sortira-t-il ? Le message
final tranche par rapport au ton dramatique des premières interventions. Une
synthèse est-elle possible entre des positions si diverses ? La
condamnation de la sécularisation et l’interprétation de la crise de
civilisation comme conséquence d’un monde sans Dieu l’emporteront-ils sur la
vision d’un monde à aimer comme Dieu l’a aimé, qu’il soit déconcertant et même
violent ?
Pour parler de nouvelle
évangélisation, il me semble nécessaire de développer les trois thèses
suivantes :
1. La nouveauté de l’évangélisation
concerne principalement le discours et l’attitude du missionnaire (et non le
message, sa forme, son contenu, ou le destinataire, apte ou non à entendre, et
selon quelles conditions).
2. La nouvelle évangélisation est une
impasse s’il s’agit de reconquérir du terrain. Cela ne signifie pourtant ni la
fin ni l’urgence de la mission.
3. La nouveauté de l’évangélisation
réside dans une lecture de l’évangile qui met en avant sa non nécessité,
autrement dit sa gratuité ou sa grâce. Elle exige la conversion du missionnaire
qui porte une vérité qu’aucun discours, pas même le sien, ne peut prétendre
dire, sauf à reconnaître que ce discours est aussi vain que nécessaire.
1. Le monde, l’évangile et le missionnaire.
Quand on parle de nouvelle
évangélisation, on entend la nécessité pour l’Église d’annoncer de nouveau l’évangile
alors que presque toutes les cultures l’ont entendu une première fois et que,
notamment dans les pays d’anciennes chrétientés, cet évangile est abandonné par
une proportion toujours plus importante de la population, au point que les
générations les plus jeunes ignorent souvent tout de l’évangile.
Sont en jeu autant le message que ceux
qui le transmettent et ceux qui le reçoivent, aussi l’on ne pourra réduire la
nouvelle évangélisation à la seule question du medium, comme si la
communication ou le marketing des missionnaires de l’évangile était l’enjeu
principal de la nouvelle évangélisation. L’évangile n’est un produit à vendre,
nécessitant des opérations de communication ou une campagne de pub. La
transmission de l’évangile est affaire de témoignage (non au sens d’une
tyrannie de l’émotionnel, mais comme martyre ; Jésus est le témoin (martus) fidèle Ap 1,5).
Ainsi s’exprimait dernièrement
François : « L’attention et la présence de l’Église dans le monde de
la communication sont importantes, afin de dialoguer avec l’homme d’aujourd’hui
et de le conduire à la rencontre avec le Christ, mais la rencontre avec le
Christ est une rencontre personnelle. On ne peut pas la manipuler. Ces
temps-ci, nous avons une grande tentation dans l’Église, qui est le
“harcèlement spirituel” : manipuler les consciences ; un lavage du
cerveau théologal, qui, au final, te conduit à une rencontre avec le Christ
purement nominaliste, pas avec la Personne du Christ vivant. Dans la rencontre
d’une personne avec le Christ, il y a le Christ et la personne ! Non ce
que veut l’ingénieur spirituel qui cherche à manipuler. C’est cela le défi.
Conduire l’homme d’aujourd’hui à la rencontre avec le Christ en sachant que,
cependant, nous sommes des instruments et le problème de fond n’est pas l’acquisition
de technologies sophistiquées, même si elles sont nécessaires pour une présence
actuelle et valide. Qu’il nous soit toujours bien clair que le Dieu auquel nous
croyons, un Dieu passionné de l’homme, veut se manifester par nos moyens, même
s’ils sont pauvres, car c’est lui qui agit, c’est lui qui transforme, c’est lui
qui sauve la vie de l’homme »[1].
La charité est la pédagogie de l’évangile.
Les champions de la charité, Abbé Pierre et autres, sont les derniers chrétiens
à intéresser le monde à la foi. Le pasteur ou le moine sont exotiques quand ils
ne sont pas discrédités (par la pédophilie, par exemple) ; le théologien
est totalement ignoré, même dans l’Église ; il faut certes convenir avec
Thomas d’Aquin que son travail n’est que paille, non que l’intelligence de la
foi soit vaine, mais que seule la charité
jamais ne passera (1 Co 13,8).
La charité est évangélisation et non
pas seulement préparation évangélique ou conséquence éthique de la foi ou de la
liturgie. L’annonce de l’évangile est libération de tout l’homme et de tous les
hommes. Œuvrer à cette libération, c’est annoncer le Royaume, c’est
évangéliser, explicitement ou non.
On pourra s’interroger sur les
destinataires de l’évangile, sur leurs mentalités. Mais l’on se souviendra que
celui qui porte l’évangile est lui aussi un destinataire de l’évangile, qui
appartient la plupart du temps au même univers culturel que ceux auxquels il s’adresse,
de sorte que l’attention portée à la situation de l’interlocuteur est moins
découverte d’un monde en vue d’une inculturation que prise de distance critique
de celui qui porte l’évangile par rapport à sa propre culture et idéologie.
Et l’évangélisateur est lui-même
évangélisé dans l’évangélisation. Il n’y a pas celui qui apporte l’évangile et
celui qui le reçoit selon un schéma simpliste et trompeur. Si l’Église se fait
conversation, dialogue[2],
il n’y a pas d’un côté celui qui connaît la vérité et de l’autre celui qui l’ignore.
Si l’on parle de dialogue, et non de questions pédagogiques[3],
les deux parties entendent l’évangile lorsque l’une l’annonce. Qu’on se réfère à
l’expérience de tant de catéchistes, chefs scouts, prêtres aussi et bien d’autres,
qui sont évangélisés dans la mission. Le messager de la bonne nouvelle, pour
compétent qu’il doive être, apprend l’évangile dans l’annonce.
Lorsque, constatant la faible
connaissance de la vie de l’Église des séminaristes, on veut les informer
dogmatiquement et les former spirituellement avant que de les envoyer en
mission, on rame dans le sens contraire au courant évangélique. Comment dès
lors s’étonner des difficultés que rencontrent les jeunes prêtres dans l’action
pastorale et la collaboration avec les laïcs et les partenaires non
ecclésiaux ? Le manque de confiance dans les communautés locales fait qu’on
leur a grandement retiré la responsabilité de la formation des futurs prêtres,
lesquels arrivent souvent avec l’autorité qu’ils croient avoir reçue de leur
ordination dans des communautés auxquels ils prétendent apprendre ce qu’est la
vie chrétienne, qu’ils ne connaissent parfois que depuis quelques années
seulement !
Faut-il alors penser que la nouvelle
évangélisation est rendue nécessaire par la déchristianisation ? Selon le
Cardinal Wuerl, rapporteur général du dernier synode, il faut arrêter le
« tsunami de la sécularisation », en renverser le mouvement. Mais l’évangélisation
n’est-elle pas par nature toujours à recommencer ? Plutôt que de critiquer
ce monde sans Dieu ou l’action pastorale prétendument indigente des années de l’après
concile, ne faut-il pas s’interroger sur l’action missionnaire d’aujourd’hui ?
Sans véritable critique de la mission et du missionnaire, il n’y aura pas de
nouvelle évangélisation car l’évangélisation n’est pas une (re)conquête, ni une
mission de plus. L’évangélisation est départ – on quitte son pays, sa
famille, la maison de son père. Il s’agit de changer de conception de la
mission ; il s’agit d’une conversion de la mission et du missionnaire,
avant d’être conversion du sans Dieu ou du mal croyant.
Cela passe par une réévaluation
critique de la superbe occidentale et ecclésiale. Se targuer de défendre les
droits de l’homme, se faire le gendarme du monde n’est pas possible quand on
continue à mépriser et à exploiter les autres par une nouvelle forme de
colonialisme, économique. Quant à l’Église qui a sans doute de quoi se dire
« experte en humanité », peut-elle faire la leçon compte-tenu de ses crimes ?
L’humanisme de la théologie comme celui de l’athéisme occidental – c’est
le même – est contredit par l’attitude des sociétés occidentales et de l’Église
jusque dans l’histoire récente[4].
L’Occident et l’Église, y compris
celle de Vatican II, se trompent quant à leur propre génie qui réside, non dans
le progrès des techniques et dans cet humanisme, exaltation de l’homme (c’est-à-dire
du modèle occidental d’humanité) mais dans la capacité infinie de la critique,
destitution des idoles de toute forme. La force de l’Église a toujours été,
malgré les oppositions politiques ou pieuses, de reprendre comme son bien ce
génie de la critique, lequel n’est fécond qu’à être d’abord auto-critique.
La technique et la science, la finance
et les marchés, tout ce qui est efficace, sont les nouveaux dieux au nom
desquels le soi-disant humanisme entretient l’oppression d’un nombre toujours
plus grand d’humains. La logique de la réussite, que l’on retrouve même dans le
discours de la prédication, – « comment réussir sa
vie ? » – ne donne aucune chance à celui dont l’avenir ne pourra
jamais être une réussite au sens où nous souhaitons que nos enfants réussissent
leur vie. Or l’évangile dit l’inanité de la réussite : qui veut sauver sa vie la perdra (Mt
16,25).
La nouvelle évangélisation passe par
la reconnaissance de la faillibilité humaine, qui n’autorise, faut-il le
préciser, aucun laxisme. La finitude est ouverture de l’homme qui interdit de
voir en un quelconque humanisme le destin de l’humanité. La finitude humaine exige
plus que l’humain ; c’est l’évangile mais aussi l’Occident sécularisé qui
le dit : « Une critique de la raison, c’est-à-dire un examen exigeant
et sans complaisance de la raison par elle-même, rend inconditionnellement
exigible, dans la raison même, une ouverture et un ex-haussement de la raison.
Il n’y est pas question de ″religion″, mais bien d’une ″foi″ en tant que signe
de fidélité de la raison à ce qui d’elle-même
excède le fantasme de rendre raison de soi tout autant que du monde et de l’homme.
Que le signal ″un dieu″ ‑ ou bien le ″signal d’un dieu″ ‑ soit ici
nécessaire ou non, cela, encore une fois, n’en reste pas moins non décidé. Cela
restera peut-être indécidable, ‑ ou ne le restera pas : mais, pour le
moment, il est au moins hors de doute qu’un signal, quel qu’il soit, s’adresse
à nous depuis notre raison athée »[5].
L’orgueil occidental, et ecclésial,
sont folie et source ou du moins catalyseur de bien des tensions qui
nourrissent le choc des civilisations. Or la folie de Dieu est plus sage que la
sagesse humaine (1 Co 1,25). Cette folie est le chemin de l’Église, à condition
que l’Église ne prétende pas s’arroger la folie divine – ce qui serait
blasphématoire –, et qu’elle entende dans le propos paulinien la
condamnation de sa propre sagesse et pas seulement celle du monde. Les
promesses de Dieu à l’Église ne lui confèrent pas la sagesse de Dieu, mais
seulement, d’être un « espace offert par le Christ dans l’histoire afin
que nous puissions le rencontrer, parce qu’il lui a confié sa Parole, le
Baptême qui nous rend fils de Dieu, son Corps et son Sang, la grâce du pardon
du péché dans le sacrement de la Réconciliation surtout, l’expérience d’une
communion qui est le reflet du mystère même de la Sainte Trinité, la force de l’Esprit
qui suscite la charité envers tous »[6].
2. Le retrait inexorable de l’évangile
Il est assez difficile d’entendre
parler de nouvelle évangélisation sans que cela ne signifie une manière de
reconquête. L’Action Catholique parlait de « refaire chrétiens nos
frères ». La chrétienté, mythe plus que réalité, n’a pas fini de fasciner
l’Église au point que contester la possibilité de la reconquête est quasi
systématiquement compris comme le fait d’une « théologie de l’échec ».
Il y a plus de vingt-cinq ans, le
futur Cardinal Kasper écrivait : « Partout l’Église est devenue plus
ou moins une Église dans la diaspora du monde moderne, et cette diaspora, qui
est la situation ordinaire de l’Église […] elle doit l’accepter dans l’obéissance
comme le moment historique que le Seigneur a disposé pour elle. En un certain
sens, cette situation est même plus conforme à ce qu’est l’Église que celle où Église
et société se recouvrent. Dans cette perspective, le Moyen Age représente
davantage l’exception que la norme et la règle »[7].
La nouvelle évangélisation ne peut
consister à redresser les courbes démographiques, à remplir les églises. Ne
doit pas importer le nombre de ceux qui se reconnaissent de l’Église. Le
recensement du peuple est un péché (2 Sa 24, 9-10), d’autant que
« beaucoup qui paraissent dehors sont dedans et beaucoup qui paraissent
dedans sont dehors »[8].
Est-ce à dire que nous n’aurions pas à
annoncer l’évangile ? Assurément non ! Mais nous devons définir la
nouvelle évangélisation autrement qu’en termes de positions à tenir ou à
reconquérir, quelles que soient les conséquences pour l’organisation de la
pastorale. Nous devons aussi refuser ce que l’on pourrait appeler une
conception juive de l’Église, comme si la mission n’était pas une exigence. À la
différence de la Synagogue dont la seule existence est bénédiction pour les Nations
et indication voire dénonciation du Saint, la mission est la vocation de l’Église
parce que la mission est l’être du Fils et de l’Esprit qui envoient et font
vivre l’Église.
Se contenter de demeurer entre soi c’est
inévitablement pour l’Église prendre le chemin de la secte. « Les
lamentations ne nous aideront jamais à trouver Dieu. Les lamentations qui
dénoncent un monde “barbare” finissent par faire naître à l’intérieur de l’Église
des désirs d’ordre entendu comme pure conservation ou réaction de défense. Non :
Dieu se rencontre dans le présent »[9].
L’Église doit chercher le Royaume et sa justice (Mt 6,33). Le travail est immense
et il semble que depuis toujours, les ouvriers soient peu nombreux (les
ouvriers de Mt 9,37 ne sont pas les ministres mais les disciples !). Nous
avons reçu la mission de faire entendre à la terre entière le seul nom par lequel nous puissions être sauvés (Ac 4,10) ce qui
signifie en priorité, si l’on en croit Mt 25, nous engager pour le respect
effectif de tout homme. Oui, il manque des ouvriers !
De toute façon, il ne nous sera pas
possible de reconstruire la chrétienté ; Jésus a rejeté un messianisme
social, politique. Par le fait de rendre à César et à Dieu ce qui leur revient
respectivement, la coïncidence de la société avec l’Église est dès l’origine
non évangélique : ce n’est pas la mission de l’Église de faire reculer la
sécularisation. Il importe seulement de savoir toujours faire entendre la bonne
nouvelle de sorte que, comme à Athènes, quelques uns deviennent à leur tour,
sur l’agora du monde, disciples de Jésus.
On interprète souvent Ac 17 comme un
échec missionnaire puisque quelques uns seulement deviennent croyants. L’épisode
constitue plutôt la norme de la mission. Céder aux sirènes du chiffre et à la
peur du monde sécularisé, c’est entraîner l’Église vers la secte, sur la
défensive, en en faisant le clan de ceux qui pensent de la même façon et sont
du même milieu. On ne peut que déplorer le rétrécissement du sociogramme
ecclésial.
Si l’Église a hier perdu le monde
ouvrier, elle ne semble aujourd’hui en Occident rassembler de plus en plus
exclusivement que parmi les milieux de droite, favorisés économiquement et à
fort besoin identitaire[10].
Ces milieux sont évidemment aussi les bienheureux invités au festin des noces.
Mais c’est dans leur culture de gouverner et ils risquent de ne le faire qu’à
leur profit, y compris dans l’Église, ainsi qu’ils le font dans le monde. Que
nombre des ecclésiastiques proviennent de ces milieux ne fait que rendre plus
indispensable l’exigence de la conversion.
C’est la logique même de l’évangile
qui conduit à son effacement, à la sécularisation. L’Église, qui ne saurait
être au-dessus de son maître à moins de le trahir – ce que raconte La légende du Grand Inquisiteur –
ne peut qu’elle aussi être menée à la mort. C’est le prix de sa foi en la
résurrection. La sécularisation est non pas l’ennemie de l’Église, mais l’expression
de sa vocation.
« En s’engageant dans une
″déconstruction du christianisme″, […] on trouvera tout d’abord ceci, qui devra
rester au centre de toute analyse ultérieure, et valoir comme principe actif
pour toute déconstruction du monothéisme en général : le christianisme est
par lui-même, en lui-même, une déconstruction et une auto-déconstruction. […]
Le christianisme, en d’autres termes, indique de la manière la plus active
– et aussi la plus ruineuse pour lui-même, la plus nihiliste à certains
égards – comment le monothéisme abrite en lui – ou mieux : plus
intimement en lui que lui-même, en-deçà ou au-delà de lui-même – le
principe d’un monde sans Dieu »[11].
À la suite de Jean-Luc Nancy, j’ai lié
le destin du christianisme à celui de l’Occident. Il faut s’entendre sur les
termes ; mieux vaudrait parler d’évangile que de christianisme. Hervé
Legrand propose une sortie de l’Église du christianisme ou du catholicisme,
mode d’être de l’Église dans la société que nous ne saurions encore désirer[12].
Quant à l’Occident, il ne désigne pas tant la vieille Europe et ses extensions
outre Atlantique et en Australie que le type de civilisation, présent partout
sur le globe, de la rentabilité via la technique[13].
On reconnaît chez Nancy le destin de
la fin de la métaphysique et de l’humanisme selon Heidegger. La déconstruction
du christianisme n’est évidement pas une destruction comme Zerstörung – elle se dit d’ailleurs Abbau – ni un moment qui précéderait
une reconstruction. La pensée occidentale en poussant son propre génie, celui
de la critique, sans limite, revient à une pensée du fragment, comme les
anciens Grecs, méfiance voire rejet des grandes synthèses et des prétentions au
sens. Le sens n’est pas évacué, mais il est contesté comme discours totalisant,
il est même exclu qu’un discours totalisant puisse être sensé[14].
Le discours est vain sauf à ce qu’il confesse sa propre vanité. Job et l’Ecclésiaste, sans être canon dans le canon, apparaissent comme des
clefs dans la lecture des Écritures.
« La pensée qui vient, alors […]
est une pensée extrême, fidèle à rien d’autre que l’inaccessibilité du sens,
qui est pourtant la condition paradoxale d’accès au sens – et pour cette
raison, une pensée exposée à tous les cris, les douleurs et les joies du monde.
Une pensée qui enlève et qui fait de l’espace ; une pensée qui se retire
sans pourtant être une pensée du renoncement ou du sacrifice. Une pensée qui
désire et qui cherche ? Oui, je le dirai, une pensée d’amour »[15].
Les pays non occidentaux sont
également pris dans le mouvement de retrait du christianisme. Chaque fois que
la critique est en route (et la technique, la communication, le pluralisme lui
servent souvent de substitut), la culture traditionnelle, les civilisations
premières sont contestées et reculent. Que l’on n’imagine pas un salut pour l’Église
par les pays du Sud. S’ils constituent la plus grande partie du catholicisme,
ils n’en sont pas moins inéluctablement marqués par ce retrait destinal de l’évangile,
sans parler de leurs propres défis, ô combien insurmontables, du moins jusqu’à
présent, qui les gangrènent et dont la corruption et les sectes ne sont pas les
moindres.
3. Un évangile qui ne sert à rien
L’évangile continue à convertir, nous
en sommes témoins chaque jour, mais, le recours à l’idéologie de la chrétienté
étant désormais impossible, il ne pourra plus jamais être majoritaire. Il a
passé comme la métaphysique le point de basculement où conduit la critique qu’il
hérite de la Grèce autant que du judaïsme (critique de l’idolâtrie sous toutes
ses formes, depuis l’interdit de l’image jusqu’à celui du fondamentalisme
disqualifié par la pluralité des sens de l’Écriture).
Taraudée depuis toujours par l’impossibilité,
qui est évangélique (Mc 10,27), l’Église doit saisir combien tout discours,
même le plus orthodoxe, est vain, voire mensonge, dès lors qu’on ne le donne ou
ne le reçoit pas dans son impossibilité à dire. Et Jésus qui ouvre des
possibles ne fait pourtant pas que l’on échappe à l’humaine condition, au
contraire, il l’assume. Il affirme par sa vie qu’il est sensé de dire, de
confesser « Dieu », mais il n’en rend pas pour autant le discours sur
Dieu possible. Ce discours est folie ; le logos de la croix est croix du
logos. Pour parler de Dieu, Jésus semble n’avoir que la charité salvifique, les
paraboles, proverbes et apophtegmes, macharismes, bref, pensées du fragment, et
le don de lui-même jusqu’au bout.
Cela ne rend pas vaine toute
nomination, mais la marque d’une blessure, d’une claudication dont l’occultation
est le vice radical, le péché originel, dont la reconnaissance est le contexte
de l’évangélisation désormais. Jamais ce n’est cela ce dont il s’agit et que
pourtant j’essaie de prononcer par la charité, par l’intelligence, par le
silence de la contemplation.
Nancy a rompu avec le christianisme
tout en n’en ayant jamais fini avec lui. On n’en finit jamais avec l’évangile s’il
est notre destin autant que son destin est de se retirer. Mais de même que l’on
pense avec Platon ou Aristote, qui ne connurent pas l’évangile, l’on peut
penser avec Nancy. Son itinéraire nous conduit dans la proximité de ceux de
Stanislas Breton et de Michel de Certeau[16].
Que la pensée de Nancy soit mystique
ou non[17],
il faudrait s’entendre sur les termes. Mais si Rahner dit vrai en pensant que
le chrétien est mystique ou n’est pas, que la mystique n’est désormais pas
réservée à quelques uns, mais devient le mode de la vie évangélique, alors, il
y a aussi des chemins chez Nancy. Nous vivons de Dieu sous l’espèce du manque.
Le sacrement de sa présence lui-même, en étant sacrement, n’est pas ce dont il
est signe, ou plus exactement, est ce qu’il signifie qu’à condition d’en
demeurer le signe.
L’institution ecclésiale dans ce
contexte ne peut que tenir un discours qui invite à se déprendre de l’institution,
non pour saper son autorité mais pour cesser de duper, ou duper le moins
possible. Elle doit annoncer son propre retrait et se retirer derrière celui qu’elle
annonce. Exigeante conversion pour une nouvelle évangélisation.
L’attitude de Jésus doit être notre
guide. Les évangiles la racontent et Paul l’interprète en termes de salut. Le
« Ta foi t’a sauvé » est toujours non-thématique. On ne confesse pas
un catéchisme, on s’en remet à Jésus. Jésus n’a pas d’autres objectifs que la
vie restaurée par une lutte au corps à corps contre le mal. Il n’est pas venu
pour annoncer l’évangile ni même pour annoncer le Père et son amour, mais pour que les hommes aient la vie et qu’ils l’aient
en abondance (Jn 10,10). Son
premier mot en Matthieu est Bienheureux. On
ne peut sans doute pas opposer vie sauvée et connaissance du Père, mais il faut
remettre les choses à leur place et hiérarchiser les vérités de la foi. Importe
la vie des hommes car, selon Irénée de Lyon, la gloire de Dieu, c’est l’homme vivant. Mt 25, encore, enseigne
que rendre gloire à Dieu est possible sans savoir quoi que ce soit de ce Dieu.
Nous sommes conduits à dire la grâce,
c’est-à-dire la gratuité. Il faut dire qu’il ne sert à rien de croire en Dieu.
Et de fait, autour de nous l’on vit très bien sans Dieu, et nous aussi. Quand
le discours de l’Église se lamente du manque de repères et de la perte du sens,
il entend parfois, souvent, le cri des perdus et blessés de la vie, des malheureux. Mais lorsqu’il lie la perte du
sens à l’effacement de Dieu, et prétend qu’une redécouverte de Dieu guérira les
blessures, il trompe.
Dire la gratuité de Dieu, c’est dire
que l’évangile ne sert à rien, parce que justement il est grâce, ce qui advient
dans la gratuité, dans l’excès, le surplus, pour la vie en abondance (Jn 10,10). Dire que l’évangile ne sert à rien,
c’est refuser son instrumentalisation, jadis au service d’une morale ou d’un
ordre social, aujourd’hui, de la logique de l’utile, de l’épanouissement ou du
développement personnel. Dire que l’évangile ne sert à rien ne signifie
évidemment pas qu’il est à jeter à la poubelle. Au contraire, il est comme l’œuvre
d’art qui ouvre un monde et une proposition de vie. Il est comme l’amour, sans
pourquoi[18].
Rien de neuf à parler ainsi. Le vieil
Aristote, s’il avait été chrétien, n’aurait pas aimé que l’on instrumentalise l’évangile
(il sert à). Si l’évangile est fin et non moyen, alors il ne sert à rien. Mais
c’est une nouveauté parce que cela ôte à l’Église le moyen de la contrainte,
voire de la coercition. Rien ne rend la lecture et la suite de l’évangile
utile. Les implications sont grandes sur la vanité ecclésiale. Non seulement l’Église
a été aussi tirée de l’humus comme l’humanité dont elle reçoit sa chair, mais
encore, son péché, la pédophilie des clercs, le recours à la violence et la
confiscation de la vérité, sa prétention à savoir mieux que tout le monde (par
exemple contre le mariage pour tous) ne lui laisseront un peu de sa crédibilité
qu’à recourir à l’humilité. C’est peut-être cela la nouvelle évangélisation.
[1] François,
le 21 septembre 2013 au Conseil pontifical pour les communications sociales.
[2] « L’Église doit entrer en dialogue avec
le monde dans lequel elle vit. L’Église se fait parole ; l’Église se fait
message ; l’Église se fait conversation. » Paul
VI, Ecclesiam Suam, ch III § 67 (1964)
[3] H. G. Gadamer,
La philosophie herméneutique (1993),
PUF, 1996 : « La question soi-disant pédagogique ou la question d’examen
est une imitation pitoyable. Nous tous qui avons passé ou fait passer des
examens le savons bien. Dans le cas d’un examen, on ne sait jamais vraiment
avec certitude qui l’a réussi, le candidat ou l’examinateur. En philosophie, un
examen responsable n’est possible à mes yeux que si l’on conduit l’entretien
jusqu’au point où on en arrive à une question à laquelle on ne peut pas
répondre soi-même. C’est alors qu’on peut apprendre à connaître la capacité de
pensée de l’autre ».
[4] Il y a plus de quarante ans que K. Rahner Le courage du théologien, Cerf, 1985, p. 223-224 critiquait le
modèle de christianisme mondial : « Il est certain que le
christianisme se trouve aujourd’hui dans une situation qu’il n’a jamais connue
jusqu’à présent. Jusqu’alors, bien qu’il ait voulu devenir et être une religion
mondiale, un message pour tous les peuples, il ne pouvait cependant puiser la
vie qu’à une racine unique, peu importe que ce soit celle du cercle culturel
juif ou celle de l’Occident gréco-romain. En revanche, sans rien renier de son
origine historique, il doit maintenant devenir vraiment religion mondiale,
prendre racine dans des cultures très différentes les unes des autres, et qui
resteront probablement telles ».
[5] J.-L. Nancy,
La Déclosion, (Déconstruction du
christianisme I), Galilée, 2005, pp. 44-45.
Sur cet auteur et notre sujet voir aussi J.-L. Nancy, L’Adoration
(Déconstruction du christianisme II), Galilée, 2010, une conférence : http://paris4philo.over-blog.org/article-15733495.html ainsi qu’une lecture critique et amicale dans Figures du dehors, autour de Jean-Luc Nancy, Éditions nouvelles Cécile Defaut, Nantes
2012.
[6] Message
du synode des évêques au Peuple de Dieu, 26 octobre 2012.
[7] W. Kasper,
La théologie et l’Église, Cerf, 1990, p. 194.
[8] Augustin,
De Bapt I, V, 27, 38.
[9] François,
Interview du pape François aux revues
culturelles jésuites réalisée par le P. Antonio Spadaro, sj, septembre
2013.
[10] W. Kasper,
op. cit. p. 195-196 : « Le retrait, pour une part contraint et
pour une part volontaire, de l’Église dans son domaine propre et dans la sphère
du privé a eu pour conséquence que l’Église, et chaque chrétien avec elle, est
devenue elle-même une réalité en quelque sorte sans lieu et certaines théologies
de la communauté et
certains modèles communautaires nouveaux donnent effectivement l’impression d’être
dans une large mesure sans lieu, c’est-à-dire d’être "utopiques", au
sens premier de ce mot. Parfois même, il faut parler d’un romantisme
communautaire plein d’illusions. Comme si les communautés, et à plus forte
raison leurs membres, n’existaient pas elles aussi dans le monde et dans la
société, et comme si elles n’avaient pas nécessairement part à leur esprit. En
moyenne elles sont bien plus contaminées par notre civilisation bourgeoise de l’avoir
qu’elles n’en ont conscience et bien plus qu’elles veulent bien l’admettre ».
[11] J.-L. Nancy, La Déclosion, op. cit. pp. 54-55.
[12] H. Legrand,
« Relecture et évaluation de L’histoire
du concile Vatican II d’un point de vue ecclésiologique », Vatican II sous le regard des historiens,
Mediasèvres, Paris, 2006, p. 60.
[13] « L’Occident (qui, faut-il le redire, n’a
plus désormais de circonscription distincte) est un mode d’être au monde tel
que le sens du monde s’y trouve comme un écartement dans le monde lui-même et
par rapport à lui », J.-L. Nancy,
L’Adoration, op. cit., p. 38.
[14] « Ne pas abandonner l’office de la
vérité ni celui de la figure, sans pourtant combler de sens l’écart qui les
sépare. Ne pas abandonner le monde qui se fait toujours plus monde, toujours
plus traversé d’absence, toujours plus en intervalle, sans pourtant le saturer
de signification, de révélation, d’annonce ni d’apocalypse. » J.-L. Nancy, Un jour, les dieux se retirent, cité dans Figures du dehors, op. cit., p. 475.
[15] A. Cariolato,
« Foi, rien, déclosion », Figures
du dehors, op. cit., p. 466.
[16] Qu’on me permette à renvoyer à P. Royannais, « Se rendre à la
radicalité, horrible, de la croix. Relecture du Verbe et la Croix de Stanislas Breton », Théophilyon 2010 XV-2, pp. 341-358 et « M. de Certeau, L’anthropologie
du croire et la théologie de la faiblesse de croire », RSR 91/4 (2003), pp. 499-533. Quel
réconfort de voir cité Michel de Certeau à plusieurs reprises dans l’interview
du Pape aux revues jésuites.
[17] Cf. J.-L. Nancy,
« Une foi de rien du tout », La
Déclosion, op. cit. 97
[18] L’évangile n’est ni nécessaire ni
optionnel : il est plus que nécessaire. E. Jüngel,
Dieu mystère du monde, Fondement de la théologie du crucifié dans le
débat entre théisme et athéisme (1977),
Paris, Cerf 1983, p. [29].
Encore une fois, merci. Je vous rejoins entièrement sur les notions de grâce et de gratuité.
RépondreSupprimerQuelques années après ma conversion, je me souviens avoir dit à mon psychanalyste que pour moi, saints et artistes avaient la même mission.
Tout le long du pontificat de JP II, je me suis sentie très mal à l'aise.