« A la vue de ton frère indignement traité, tu n’es en rien
troublé pourvu que ce qui te regarde soit sauf : pourquoi ton âme ne
réagit-elle pas ? Parce qu’elle est morte. Pourquoi est-elle morte ?
Parce qu’il n’y a plus en elle la vie qui est la sienne, Dieu. Car là où est
Dieu, là est l’amour (1 Jn 4,7-8). Car Dieu est amour. Autrement, si tu es un
membre vivant, comment se fait-il que quelque partie du corps ait mal, et que,
toi, non seulement tu n’aies pas mal aussi, mais n’aies même pas conscience de
la chose ? […] Le corps ne vit plus, s’il ne sent plus la pointe d’une
aiguille : et tu veux que ton âme vive, quand elle est privée du sentiment
d’une si forte blessure ? »
Erasme, Enchiridion (1503). 1. Qu’il faut garder
vigilance dans sa vie. Traduction A. J. Festugière, Vrin, Paris 1971, pp.
93-94.
Au début du XVIe siècle, la nécessité d’une réforme de
l’Eglise est impérative. Non seulement les clercs et la papauté n’ont pas
toujours la vie évangélique que l’on est droit d’attendre d’eux, mais surtout,
la société change, et la manière de vivre la foi ne convient plus à nombre de
chrétiens. Une nouvelle classe sociale naît, qui sans être aristocratique ou
religieuse, n’en a pas moins accès à la culture, ne serait-ce que par la
lecture. Des femmes aussi y ont leur place.
Ces gens ne parlent pas souvent latin et sont exclus du sens
de la parole de Dieu comme de celui des sacrements. Ils ignorent tout des
disputes universitaires que l’on appelle scolastiques. Du coup, la religion
leur est extérieure et devient souvent superstition.
Erasme de Rotterdam écrit en 1503 son Enchiridion milites cristiani. Il faudrait traduire manuel du militant chrétien ou manuel du chrétien engagé. Le texte est
assez vite traduit dans la plupart des langues européennes. L’imprimerie,
découverte depuis peu, est en plein essor et met à disposition d’un nombre
toujours plus grand de personnes, des ouvrages qui ne sont plus réservés aux seuls
savants. Lorsque les chrétiens ont accès aux Ecritures, c’est une révolution.
Le feu de l’amour divin les enflamme. On voit naître toutes sortes
d’excentricités, mais aussi de véritables saintetés, ce qui n’est pas forcément
exclusif.
Type même de l’homme cultivé de la Renaissance, Erasme recourt
au grec biblique et aux Pères de l’Eglise pour comprendre les Ecritures plus
qu’à ses maîtres immédiats, tout entiers immergés dans la culture et la manière
de penser médiévales. Ainsi joue-t-il un rôle de passeur, rendant les Ecritures
accessibles. Sa propre découverte de saint Paul oriente sa compréhension des
évangiles dont il compose des paraphrases qui connurent un immense succès dans
toute l’Europe, de Prague à Madrid, de Rotterdam à Naples, en passant pas
Paris, Lyon et Rome.
Cette irrigation de la vie chrétienne aux sources
scripturaires et patristiques, fait naître une spiritualité qui rend la foi
plus accessible à l’intelligence, moins dépendante de ce que le clergé en dit.
Chacun peut nourrir par lui-même une foi qui devient moins formelle et plus
intérieure. Beaucoup comprennent que le sens de l’engagement chrétien conduit à
développer un attachement confiant au Christ plus qu’à observer les règles
ecclésiastiques et les rites, fussent-ils sacramentels. La morale n’est pas
plus relativisée que le culte, mais l’un et l’autre sont relativisés par
rapport à l’authenticité de la vie spirituelle.
Une partie des autorités ecclésiales participe à
l’engouement Renaissant. D’autres ne voient pas d’un bon œil l’émancipation du
peuple chrétien que procure la connaissance et la compréhension de la foi.
Ainsi Erasme sera-t-il suspecté d’hérésie, comme certains de ses lecteurs et
partisans, d’autant qu’au même moment naît la protestation luthérienne, dans un
même contexte socioculturel. Cela explique la proximité, à bien des égards,
entre l’œuvre d’Erasme et celle de Luther dont les écrits se diffusent à après
1517. La contestation d’une religion superstitieuse et rituelle, la
dénonciation du comportement du clergé, l’affirmation de la nécessité d’une
réforme de l’Eglise, le recours aux Ecritures et particulièrement à Paul, chez
l’un comme chez l’autre, ne signifie cependant pas que cette réforme ecclésiale
attente à l’unité de l’Eglise et de la foi.
Dans les lignes de l’Enchiridion
citées plus haut, on remarque le vif sens de l’Eglise, corps du Christ, ainsi
que le développe saint Paul. Si un membre
souffre, tous souffrent avec lui (1 Co 12,26). L’humanisme chrétien est
bien loin de conduire à l’individualisme. On remarque aussi le lien établi
entre confession de foi et souci du frère ; impossible de les séparer.
Mais le souci du frère n’est pas seulement une exigence morale, hautement
recommandée, évidemment, il est l’expression même de l’attachement au Christ en
son corps.
Une question est posée : Comment serait-il possible d’aller
bien quand son frère souffre ? La réponse repose sur l’argument
théologique qui vient d’être souligné, l’appartenance au même corps. L’Eglise
est le lieu de la vérification de la foi en tant qu’elle est la convocation à
la rencontre de l’humanité des frères. C’est l’ecclésiologie (et plus
généralement l’anthropologie) qui informe la vie spirituelle. Il n’y a pas de
vérité de la vie spirituelle en dehors du service du frère.
Enfin, la confrontation de la foi à la réalité, parfois dure, de l’humanité ici représentée par l’Eglise, dénonce dans la logique évangélique, nos certitudes religieuses. Ceux qui pensent voir sont aveugles « Vous dites : Nous voyons, votre péché demeure. » (Jn 9,41). Nous nous pensons vivants, et même en pleine forme parce que nous ne souffrons pas ; notre âme est morte puisque nous n’avons cure du frère. La vie n’est manifestement pas affaire seulement biologique puisque « ton âme est morte » alors que bien sûr tu n’es pas mort. La vie, c’est la présence de Dieu en nous, la vie éternelle déjà commencée, laquelle ne réside ni dans des rites ni dans l’obéissance à des commandements, mais dans le souci du frère. La foi est force critique de notre existence, dans le mouvement même des Ecritures qui rapporte le renversement des idoles.
Enfin, la confrontation de la foi à la réalité, parfois dure, de l’humanité ici représentée par l’Eglise, dénonce dans la logique évangélique, nos certitudes religieuses. Ceux qui pensent voir sont aveugles « Vous dites : Nous voyons, votre péché demeure. » (Jn 9,41). Nous nous pensons vivants, et même en pleine forme parce que nous ne souffrons pas ; notre âme est morte puisque nous n’avons cure du frère. La vie n’est manifestement pas affaire seulement biologique puisque « ton âme est morte » alors que bien sûr tu n’es pas mort. La vie, c’est la présence de Dieu en nous, la vie éternelle déjà commencée, laquelle ne réside ni dans des rites ni dans l’obéissance à des commandements, mais dans le souci du frère. La foi est force critique de notre existence, dans le mouvement même des Ecritures qui rapporte le renversement des idoles.
John Wycliff et son disciple Jan Huss furent au XIV et début du XV ème -époque du grand schisme d'occident- les précurseurs de la réforme et de la théologie d'Erasme. Leur approche est en ligne avec celle d'Abélard, début XIIème, premier homme moderne.
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