« Dieu ne se voile pas dans l’homme ; mais au
contraire, il se révèle comme l’Homme-Dieu. Mais cet Homme-Dieu se voile dans
le mode d’existence de l’abaissement. Le sujet de l’abaissement n’est pas la
divinité ou l’humanité, mais la « ressemblance de la chair ». […]
Dans l’abaissement, le Christ, l’Homme-Dieu entre de son propre mouvement dans
le monde du péché et de la mort. Il y pénètre de telle façon qu’il s’y
dissimule, qu’il n’est plus reconnaissable visiblement comme l’Homme-Dieu. Il
ne va pas parmi les hommes dans la « forme de Dieu » il y va au
contraire incognito, comme un mendiant parmi les mendiants, comme un exclu
parmi les exclus, mais comme un homme sans péché parmi les pécheurs, mais aussi
comme le pécheur parmi les pécheurs. »
D. Bonhoeffer,
Qui est et qui était Jésus-Christ,
Genève 2013, pp. 104-105
Le pasteur luthérien Dietrich Bonhoeffer meurt exécuté par
les nazis à l’âge de 39 ans, le 9 avril 1945, après qu’avait été découverte sa
participation à un projet d’attentat contre Hitler. Son ouvrage le plus connu, Résistance et soumission, rassemble de
façon posthume des lettres de captivité (à partir de 1943) adressées à sa
fiancée et à ses amis. On y trouve les dernières intuitions d une théologie à
l’état d’ébauche.
La déchristianisation de l’Occident est interprétée dès la
Révolution française comme rejet de Dieu ou libération de l’homme. Pour
Bonhoeffer, le « retrait de Dieu » a un sens théologique. L’homme vit
désormais « comme s’il n’y avait pas de Dieu », il est sorti des
civilisations religieuses. Inutile d’attendre ou d’œuvrer pour un retour des
religions, surtout si la religion est l’expression d’un monde enchanté ou
magique, comme dans tous les paganismes. Le nazisme, néo-paganisme, devrait
nous en dissuader !
Ainsi Dieu n’explique-t-il plus rien et ne peut plus servir
de « bouche-trou » du sens. Est-il possible de prêcher un évangile non
religieux, un évangile pour un monde sans Dieu ? Est-il possible de Vivre en disciple[1],
à la suite du Christ, dans un monde qui n’est plus religieux ?
En 1933, Bonhoeffer donne un cours de christologie à la
faculté de Berlin, disponible par les notes de cours des étudiants. Comment
enseigner Qui est et qui était
Jésus-Christ ? On ne peut pas parler de Jésus comme de n’importe quel
objet d’étude, s’agirait-il d’un personnage dont on écrirait l’histoire, parce
que la christologie doit conduire à faire de nous des disciples. La
connaissance, y compris universitaire, de Jésus est une affaire de relation.
Le Christ n’existe pas en soi, mais toujours pour moi, pour nous les hommes et pour notre salut.
« L’être de la personne du Christ est essentiellement rapport à moi. Son
Etre Christ est son être pour moi. » C’est ce Christ contemporain, vivant,
que le théologien veut connaître. Sa parole, pain dont vit aussi l’homme et
pain rompu dans les sacrements, n’est pas un message ou des rites, un texte ou
un culte, mais la communauté elle-même qui reçoit les Ecritures et les
sacrements comme parole vivante de Dieu.
Dès lors, la christologie n’est parole sur Dieu qu’à
condition d’être parole adressée à Dieu, ou mieux, réponse au Dieu qui le premier nous a aimés. On ne demande
pas, de l’extérieur, comment cet homme est Dieu mais « Qui
es-tu ? » Autrement dit, l’Eglise parle de Jésus dans la prière et la
recherche universitaire sur Jésus n’est fidèle à sa visée qu’à écouter et crier
vers Dieu.
Il sera toujours possible, a posteriori, de contester que
Jésus soit susceptible d’être en relation ; mais si on récuse dès l’abord
la relation, l’alliance offerte, on ne pourra jamais rencontrer Jésus dans la
contemporanéité avec les hommes. Les historiens de la vie de Jésus ou des
dogmes, les exégètes ou les métaphysiciens, et même les dogmaticiens du Verbe
incarné sont aussi indispensables pour les croyants que nuisibles selon que
leur science est une manière de répondre à l’alliance ou non.
Les évangiles et la théologie des Pères, expression de la
foi des premiers chrétiens, n’opposent pas le Jésus de l’histoire au Christ de
la foi ; ils ne distinguent pas, ne serait-ce que pour unir, l’humanité et
la divinité en Jésus. Le concile de Chalcédoine (451) confesse « un seul
et même Christ en deux natures », « sans mélange, sans confusion,
sans division, sans séparation ».
L’homme Dieu ne peut être compris à partir d’une humanité en
soi et d’une divinité en soi ; c’est plutôt l’incarnation qui dit qui est et
l’homme et Dieu. Ce principe critique de la christologie s’accompagne d’un
second, négatif (comme les quatre termes privatifs de Chalcédoine). En effet, l’affirmation,
qu’elle soit dogmatique ou autre, dit toujours trop peu et rate ainsi la cible.
Le « logos humain tue le logos Dieu devenu homme ». C’est ce qui
s’est produit à la croix.
Dieu vit incognito dans ce monde, cela saute aux yeux plus
encore que dans les années 30. On lit déjà dans l’épître aux Philippiens (2,5-11) :
en vivant en forme d’esclave, Jésus ne s’accroche pas au rang qui l’égalait à
Dieu. Ce n’est pas que son humanité cache sa divinité (puisqu’on ne peut
séparer les natures), comme on le pense souvent. Jésus ne s’est pas abaissé en
devenant homme comme s’il y avait humiliation pour Dieu d’être homme, alors que
Dieu est depuis toujours amoureux fou de l’homme. Tout cela est encore
mythologie.
Mais la forme d’esclave cache Dieu. Un Dieu esclave,
rebut, péché, voilà le Dieu incognito. Jésus est ainsi seulement auprès de tout
homme, le pécheur bien sûr, mais aussi celui que l’Eglise aura dégoûté de lui,
et encore tout homme qui ignore tout de lui. Evangile inouï du Dieu qui pour
n’abandonner personne préfère se faire oublier, sait très bien qu’il est
méconnu voire inconnu. La communauté croyante certes lève quelque peu
l’incognito mais c’est encore sous les traits du crucifié qu’elle reconnaît le
ressuscité. Cette communauté qu’il est lui-même n’a pas à se soucier de sa
survie, mais à continuer à vivre de son Dieu et à le proclamer… même incognito.
Paru dans Témoignage chrétien avril 2014
Voir aussi
Voir aussi
[1]
Vivre en disciples, ouvrage de 1937. En allemand, Nachfolge, que l’on devrait traduire pas
suite [du Christ]. La première traduction française portait le titre fautif
mais désormais connu de Le prix de la gràce.
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