Rafael Chirbes,
Sur le rivage (2013), Payot-& Rivages,
Paris 2015
Ne nous faisons pas d’illusion, un home n’est pas grand-chose.
De fait, il y a en a tant que les gouvernements ne savent plus quoi en faire.
Six milliards d’humains sur la planète et seulement six ou sept mille tigres du
Bengale. Tu peux me dire qui a le plus besoin de protection ? Choisis qui
a la préférence dans la tête des gens. Oui, toi, choisis. Un Noir, un Chinois,
un Ecossais qui meurt, ou un beau tigre assassiné par un chasseur. Bien plus
beau un tigre avec sa peau imprimée d’inégalables couleurs et ses yeux
étincelants qu’un vieux variqueux comme nous. Quelle différence d’allure. Une
si grande élégance chez l’un et une telle lourdeur chez l’autre. Regarde-les
marcher. Mets-les dans une cage au zoo, l’un à côté de l’autre. Devant la cage
du vieux s’assemblent les enfants pour rire en le regardant s’épouiller ou
s’accroupir pour déféquer ; devant celle des tigres, ils écarquillent les
yeux d’admiration. L’illusion qui faisait de l’homme le centre de l’univers s’est effondrée. 48-49
Ils ont des traites à payer, des factures, des obligations à
remplir, et ils restent unis jusqu’à ce que la mort les sépare, comme ils l’ont
juré ; il arrive aussi que beaucoup de gens n’aient pas d’autres idées en
tête que de se disputer et de se gâcher la vie tous les jours, ils sont
épouvantés par le moindre changement dans une situation qu’ils pensent assurée
parce qu’elle est stable. 157
Quand mon père a eu son opération de la trachée, elle est
venue, mais juste le strict nécessaire : le jour de l’opération, elle a
dormi à l’hôpital à côté de lui, et le lendemain matin, elle a dit qu’elle ne
pouvait pas rester plus longtemps : il est hors de danger, maintenant faut
se retaper, ils vont le renvoyer à la maison, je suis sûre qu’il sort demain,
après-demain au plus tard, de nos jours les malades ne traînent pas ;
d’ailleurs, avec les nouvelles techniques qu’ils utilisent, peu de cicatrices,
la convalescence dure quelques jours. Tout son apport d’amour. Bye bye. Le reste, les soins, les nuits
sans dormir parce qu’il s’étouffe, le mixeur pour lui faire ses purées qu’il a
le plus grand mal à avaler, la machine à laver, la douche, les habillages, les
déshabillages et les changes de couche, tout ça est resté à la charge de celui qu’il
n’aimait pas et par qui il n’a pas été aimé, ni ne l’aime. Simple prolongation
du travail à la menuiserie, du fonctionnement de la société. Tu vois comment,
plus que l’amour, nous lient les obligations patronales ? Manifestations
inconstantes du vilain argent. 164-165
Les imbéciles, qu’est-ce qu’on penser d’hommes qui acceptent
sans broncher ce que raconte, du haut de la chaire, un mec qui dit tout ce qui
lui passe par la tête, car il sait que personne ne viendra le contredire. C’est
avoir le sens du bien commun, ça ? des hommes dignes de ce noms qui,
lèvres closes, acquiescent en hochant la tête à ce que dit le curé :
vierges qui accouchent, pêcheurs qui parlent toutes les langues de la terre,
morts qui ressuscitent, démons armés d’un trident qui embrochent quelques
malheureux plongés dans la marmite ou couchés sur le gril ? Et eux, ils se
taisent. Sommes-nous tous devenus fous ? 183
Bien que tes obsessions politiques ne m’aient jamais intéressé,
je reconnais avoir hérité de toi quelques centilitres de ce venin : n’attendre
de l’être humain que le pire, l’homme : une fabrique de fumier à
différents niveaux de maturation, un sac mal cousu de saloperies, disais-tu
quand tu étais de mauvais poil (en réalité, tu disais un sac à merde). Mais je
n’ai pas laissé mon pessimisme prendre une dimension sociale. Je l’ai gardé
pour l’intime. J’ai subi mon échec sans me dire qu’il participait à la chute du
monde, j’ai plutôt vécu dans la certitude que tout ce qui me concerne deviendra
nul et non avenu avec ma disparition, car ce n’est que la manifestation du cœur
minuscule de ce qui est moi. Un être remplaçable parmi des milliards d’êtres
remplaçables. D’où notre incompréhension mutuelle. […] Comme pour ceux qui vont
à l’Eglise, ton attitude me confirme que le mensonge est ce qui supporte le
mieux l’écoulement du temps. Tu recherches sa protection et tu l’entretiens
sans qu’il se détériore. Au contraire, la vérité est instable, elle se corrompt,
se dilue, glisse, fuit. Le mensonge est comme l’eau, sans odeur et sans saveur,
le palais ne le perçoit pas, mais il nous rafraichit. 184-186
Je pensais : je suis propriétaire de mes carences. Ma
seule propriété est ce dont je suis dépourvu. Ce que je ne suis pas capable d’atteindre,
ce que j’ai perdu, voilà ce qui est vraiment à moi, le vide que je suis. J’ai
ce que je n’ai pas. 217
Quand on ne sait pas où on va, le chemin qu’on prend n’est
jamais le bon. 225
Ce ne sont pas des péchés véniels. Impossible d’écarter les
détails si l’on veut que l’histoire soit crédible. 225
J’admets que les vins et la gastronomie, c’est fort, très
fort : nous sommes ce que nous mangeons et ce que nous buvons. Ce qui ne
tient pas la route, c’est de vouloir capturer avec des mots ce qui s’évanouit
et cesse d’exister à l’instant où on le consomme, on n’écrit pas, on ne
théorise pas, on ne peut pas prétendre jeter sur le papier les fondements d’une
expérience intransmissible. Les mystiques ont beaucoup planché sur cette
question. Comment raconter une extase. Chaque bouteille de vin est différente. Chaque
plat a un goût différent alors qu’on s’est servi de la même recette. 227-228
Le plus facile pour attirer l’attention, c’est de se donner
en spectacle ou de faire n’importe quoi. Emerger grâce à son travail, c’est
beaucoup plus difficile. 247
- Hier, je
lisais le journal : inondations au Pakistan, je ne sais pas combien de
milliers de morts ; après, nouvelles d’Afghanistan : un autobus fait
un tonneau et tombe dans un ravin, trente morts de plus, et en Irak :
explosion d’une bombe devant un commissariat, encore cinquante à terre. Tout le
même jour. Au milieu de ce flot de nouvelles, j’ai entraperçu dans l’attentat
irakien une sorte d’effort volontariste et candide ; je me suis dit que ne
voyais pas pourquoi ces mômes s’obstinaient à organiser des attentas, puisque
Allah s’arrangeait pour tuer ce qu’il lui fallait tout seul.
- Des parias de la terre que Fanon et Mao et Lénine et Marx
et le Che ont voulu sauver de force (pas moyen, ils sont intraitables) et, le cœur
ayant ses raisons dont la raison se contrefout, ils continuent de à chanter des
sourates à Yahvé-Allah, le barbu, et même l’aident activement dans son boulot
de Grand Bourreau. Il ne semble pas très raisonnable de chercher un sens à tout
ça, dit Francisco.
Carlos, le laïque :
- Quelqu’un a dit que ceux qui croient en Dieu sont ceux qui
ont le moins de raisons d’y croire.
- La pauvreté est pessimisme par nature. Les pauvres sont
convaincus que, malgré tout ce qui leur tombe sur la gueule, il peut encore
leur arriver pire. Le jour de sa naissance, l’homme est déjà un être coupable
et Dieu approuve son pessimisme, surtout s’il t’a donné de naître dans un
bidonville ou dans un quartier de banlieue et de crever de faim depuis que ta
mère t’a fait ronger un téton vide et t’a mis au boulot dès que tu as tenu sur
tes pieds. Si tu perds un bras, le curé, le rabbin ou l’ouléma se charge de te
rappeler que tu aurais pu perdre la tête, et si tu perds la tête, il te
convainc que ce serait plus grave si tu avais été réduit en bouillie, et qu’on
n’avait même pas pu réciter, corps présent (entier de préférence) une prière à
ton intention. Même sans la tête, les proches sont contents et remercient Dieu
s’il leur reste un morceau de cadavre qu’ils peuvent utiliser, porter en terre,
par exemple, et ils se sentent supérieurs aux voisins qui n’ont même pas pu
retrouver le croupion du défunt et ils les plaignent. 317-318
Il m’a presque tout enseigné, excepté la manière absolument
désespérée de voir le monde, la certitude qu’il pas d’être humain qui ne mérite
d’être traité en coupable. Celle-là, j’en ai hérité avec le sang de mon père,
elle m’a été transmise avec l’âpreté de sa voix et la dureté de son regard.
Comme aurait dit Leonor : un homme en guerre qui s’apprête à livrer sa
grande bataille. Ça me vient de lui, c’est lui qui n’a pas toléré chez moi un
gramme de la naïveté dont j’avais besoin pour pouvoir aspirer à quelque chose.
385
L’homme, quoi qu’en disent les curé, les politiciens et
philosophes, n’est pas porteur de lumière, il est sinistre reproducteur d’ombres.
Incapable de donner la vie (comment je peux dire ça, si j’ai été moi-même sur
le point de donner la vie, quand l’humanité n’arrête pas de se reproduire. Mais
je sais de quoi je parle), capable de tuer à volonté. C’est là le plus grand
pouvoir que peut déployer un homme. Oter la vie. Presser sur la détente et
regarder l’oiseau qui fendait le ciel tomber comme une pierre et briser le
miroir d’eau. Je ferme les yeux et j’entends mon père, le bruit de son dentier
triturant la laitue, broyant les biscuits. 416-417
L’espérance du veuvage a toujours été le grand calmant des
femmes. Regarde, il y a dix veuves pour un veuf, ça ne t’a jamais frappée ?
471
Je ne crois pas en Dieu pour moi, je veux croire en Dieu
pour mes enfants, je les vois si petits, si faibles. Je veux que Dieu ne leur
lâche pas la main et, pareil, je veux que les maîtres qui leur font la classe
ne quittent pas l’école. Je les connais, je parle avec eux et je sais qu’ils
sont bien, qu’ils s’occupent des gamins. Dieu est un service dont je ne peux
pas me passer. Si tu ne recommandes pas tes enfants à Dieu, à qui vas-tu les
recommander ? Ici, qui peut les aimer ? Je préfère ne pas y penser.
Un dégénéré. Mes pauvres petits. Je dois les laisser bien en sécurité. 473
Je pensais : je suis propriétaire de mes dons. Ma seule propriété est ce que tu m'as donné. Ce que je suis capable de créer, ce que je donne, voilà ce qui est vraiment à moi, le plein que je suis. J’ai tout ce dont tu m'as rempli.
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