Est-il possible de s’en remettre comme le conseille
l’évangile de ce jour (Mt 6, 24-34) à la divine providence qui habille les
fleurs des champs mieux que Salomon en sa gloire et nourrit les oiseaux du ciel ?
La providence ne s’occupera-t-elle pas des hommes bien plus qu’elle ne le fait
des passereaux ?
Force est de reconnaître qu’à prévoir pour demain, on a peu
à peu fait reculer la famine, qu’à instituer la protection sociale, l’Etat-providence,
on lutte contre la pauvreté (et si vous ne me croyez pas, allez voir comment se
passe une hospitalisation ou une immobilisation pour maladie, ou une perte d’emploi
dans les pays ou la Sécurité sociale n’existe pas). Mieux encore, force est de
reconnaître que les famines n’ont jamais épargné les populations, à part
peut-être dans quelques histoires mythologiques, et que la providence n’est pas
aussi généreuse, prévoyante et assurée que ne le dit notre texte.
Certes, nous avons changé d’univers mental, et sans doute, ces
objections sont-elles anachroniques. Jésus ne pouvait raisonner ainsi. Mais
cela ne dit pas encore comment entendre l’évangile de ce jour, comme s’en
remettre à la providence.
Nous pourrions entendre une dénonciation de la vanité de la
mode, de la préoccupation de nos apparences. Les lys qui ne filent ni ne tissent
sont magnifiques et la haute couture ne cesse de s’inspirer de la beauté qui
nous entoure. L’éphémère de la mode, pléonasme, serait l’expression de sa
vanité. Et pourtant, le souci de la beauté de l’éphémère est une des
grandeurs des cultures. Prendre soin de l’apparence est souvent témoignage de
la dignité de l’instant. Tout instant mérite d’être vécu, le plus humainement.
Une théologie de l’incarnation peut-elle être unilatéralement contre la mode ?
Le soin porté à habiller la nudité des sociétés et des personnes n’est-elle une
manière d’affirmer que nous valons infiniment plus que l’herbe des champs et
les oiseaux du ciel ?
Ne s’agirait-il alors dans l’évangile que d’une dénonciation
d’un mauvais usage de la prévoyance, de celui qui consisterait à imaginer que l’on
peut par ses efforts, ajouter une heure à sa vie ? « Qui d’entre
vous, en se faisant du souci, peut ajouter une coudée à la longueur de sa
vie ? » La providence ne se réduit pourtant pas à semblable
pseudo-sagesse, juste milieu qui conjugue la confiance en Dieu et la
préoccupation de l’instant, précisément parce que la foi en un Dieu provident
est radicale, ce que notre texte illustre assurément.
Dans le contexte culturel qui est le nôtre, lorsque Dieu n’intervient
pas dans le monde qui a ses propres lois, lorsque Dieu ne peut bousculer les
lois de la nature, lorsque Dieu ne vient pas secourir celui qui meurt de faim
ou de la violence des siens – Auschwitz demeure le symbole de l’indifférence
de Dieu au sort de son peuple – quel sens peut avoir la providence, le
Dieu bon qui prévoit et pourvoit ?
Confesser le Dieu provident aujourd’hui est une manière de
reconnaître ce qui a toujours été sujet de rébellion ou de tentation, que nous
pourrions nous suffire. Confesser le Dieu provident, c’est reconnaître que nous
vivons de recevoir, nous vivons d’être en dette, quoi qu’il en soit de ce que
nous produisons.
« Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? » interroge
Paul. Notre salaire, ce que nous nous sommes faits, pourrions nous répondre. Et
pourtant, rien de tout cela n’efface que nous vivons d’être en dette, de
dépendre des autres, de leur amour, de leur bonté, de dépendre de Dieu, de son
amour, de sa bonté, prévenant, qui prévoit, qui pourvoit. En confessant le Dieu providence, nous consentons à ne pas tout maîtriser, à comprendre la vie comme reçue.
Confesser le Dieu provident, c’est reconnaître qu’exister c’est
être précédé par l’amour. « Dieu, le premier, nous a aimés. »
Confesser la providence, c’est rendre grâce, faire eucharistie de la dette qui
fait vivre et dont ne voulons surtout pas être quittes. C’est exactement le
sens de notre célébration dominicale. Nous venons reconnaître et confesser que
Dieu et son amour nous précèdent.
Si l’on célèbre des messes d’action de grâce, si l’on fait
son action de grâce après l’eucharistie, c’est que l’on ne comprend plus la
providence, et que l’on réduit la générosité divine à l’hostie ! Or la
générosité divine est telle que pour rendre grâce, nous ne pouvons encore que
recevoir. Nous ne disons pas merci pour le corps sacramentel reçu, mais recevoir le
corps du Christ constitue notre action de grâce au Dieu qui fait vivre,
prévenant. Nous disons merci parce que Dieu se donne à faire de nous son corps.
Nous sommes heureux d’être en dette de l’amour qu’il nous offre, nous ne
voulons surtout pas en être quittes et tâchons de le lui dire. Voilà ce que
signifie confesser la providence divine, faire eucharistie.
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