Les deux extraits de littérature johannique de ce jour (1 Jn 3, 18-25 et Jn 15, 1-8), sans rapport l’un avec l’autre, utilisent le verbe demeurer avec insistance. Cela n’est pas surprenant si l’on sait que ce verbe est un des marqueurs de cette littérature. Il désigne notamment la proximité du disciple avec son Dieu, exprimée sous la forme d’une habitation de l’un non seulement chez l’autre, mais en l’autre. « Demeurez en moi, comme moi en vous. »
« Demeurer » est la source d’un quiproquo dont Jean a le secret et auquel il recourt pour attirer l’attention de son lecteur. Dès le chapitre premier, ce petit dialogue que nous connaissons bien. A la question des disciples sur un lieu d’habitation, la réponse de Jésus use d’un autre sens, non encore explicitable à ce moment du texte, qui se dévoilera au fur et à mesure de la lecture.
« Jésus se retourna et, voyant que [deux disciples de Jean] le suivaient, leur dit : "Que cherchez-vous ?" Ils lui dirent : "Rabbi - ce qui veut dire Maître -, où demeures-tu ?" Il leur dit : "Venez et voyez." Ils vinrent donc et virent où il demeurait, et ils demeurèrent auprès de lui de jour-là. » Jean n’a pas peur des répétitions ! Trois fois demeurer en deux lignes.
Les deux premières occurrences du verbe se trouvent quelques versets plus haut, lors du baptême de Jésus. Jean voit l’Esprit demeurer sur Jésus. Cela est répété, comme un soulignement. La demeure avant d’exprimer la proximité des disciples avec Jésus sert à dire la relation de Jésus à l’Esprit de « celui qui l’a envoyé » (un autre gimmnik de l’évangile).
Les disciples sont invités à demeurer en Jésus, et non chez lui, comme il demeure en eux. L’habitation est réciproque. L’inhabitation est une manière de désigner dans la théologie la vie dans l’Esprit, la présence du Ressuscité à ses disciples. La construction grammaticale ‑ habiter en ‑ fait exploser la description ou la représentation et indique le lien original des disciples avec Jésus, une compénétration, une intimité, comme s’ils ne faisaient plus qu’une seule chair. Le thème paulinien du corps du Christ trouve ici sa traduction johannique.
Les deux versets qui suivent immédiatement l’évangile d’aujourd’hui articulent l’habitation, la demeure des disciples, et celle de Jésus avec le Père. Où Dieu vit ‑ Père, Fils et Esprit ‑ les disciples sont conviés. « Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés. Demeurez en mon amour. Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez en mon amour, comme moi j’ai gardé les commandements de mon Père et je demeure en son amour. » Certes, quand il s’agit des rapports du Père et du fils, Jean privilégie le verbe être, en référence avec le nom divin de l’Exode, « Je suis ». On lit par trois fois « Je suis dans le Père et le Père est en moi ». Ce « demeurer dans l’amour » dit la demeure non comme un état mais comme une tâche, aimer, aimer les uns les autres comme Jésus. Demeurer est dynamique et non statique – ce n’est plus un verbe d’état ‑ Jean tord la grammaire pour dire la foi.
La vie des disciples pour Jean consiste en l’amour les uns des autres, c’est-à-dire à vivre de la vie même de Dieu, c’est-à-dire habiter en Dieu, demeurer en Dieu.
Qui dira que l’évangile de Jean est difficile ? Un simple repérage lexical mène à la théologie. Mais, il est vrai, être disciple oblige à parler une nouvelle langue. Jésus oblige à dire le monde et la vie de façon nouvelle, ou plutôt renouvelée, convertie.
Nous ne sommes pas les premiers à faire jaillir la vie des mots, du verbe « demeurer ». Dans la première moitié du 12ème siècle, Guillaume de Saint Thierry écrivait : « Ô vérité, réponds, je t’en prie. Maître, où habites-tu ? "Viens, dit-il, et vois. Ne crois-tu pas que moi, je suis dans le Père et que le Père est en moi ?" Grâces à toi Seigneur! ce n'est pas rien, ce à quoi nous sommes parvenus : ton lieu, nous l’avons trouvé. Ton lieu, c’est ton Père ; et encore le lieu du Père, c’est toi. [...] Cette localisation, c'est l'unité du Père et du Fils, la consubstantialité de la Trinité. » Les disciples sont invités à se rendre chez le maître, qui n’est pas un lieu. Que trouvent-ils ? Le Père lui-même dans le Fils ou l’inverse, le Fils dans le Père. C’est là qu’ils sont conviés. Dieu est un lieu, le milieu dans lequel on vit dès lors que l’on suit Jésus, qu’on aime les frères.
En ce temps pascal, il faut aller jusqu’à la fin de l’Evangile, au Golgotha. « Pour éviter que les corps demeurent sur la croix. » C’est sûr, la demeure de Jésus n’est pas la mort, il ne peut demeurer sur la croix un instant de plus. « L’arbre de la croix indique le passage » seulement. Il demeure en nous comme il demeure dans le Père. Nous demeurons en lui comme le Père demeure en lui.
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