25/03/2022

Mon fils que voilà était mort (4ème dimanche de carême)

Nous avons l’habitude de désigner le passage de Luc que nous venons d’entendre (Lc 15, 11-32) comme parabole du fils prodigue. Certains préfèrent parler du père prodigue, car c’est lui qui est d’une générosité sans limite : il fait don de ses biens de son vivant, il ne mesure pas son pardon ni ne regarde aux dépenses pour la fête, et pour son aîné encore, il sort, fait le premier pas, va le chercher en vue de la joie des retrouvailles.

Parler de fils prodigue ne serait pas adapté ; en effet prodigalité va avec générosité, alors que le fils cadet a gaspillé son bien dans une vie de désordre. Il faudrait cependant s’assurer qu’il en est bien ainsi. Que savons-nous de la vie de ce fils, et comment le savons-nous ? Nous n’y étions pas, de sorte que nous répétons ce que l’on nous dit. Avons-nous vérifié nos informations ou colportons-nous des rumeurs.

Il aurait dépensé tout son bien avec des filles. C’est du moins ce que dit l’aîné. Comment le sait-il ? A-t-il croisé son frère dans des lieux mal famés ? Pour ternir la réputation de quelqu’un et détourner les regards de sa propre misère, rien de mieux que de fouiller dans la vie privée, affaires de coucherie. « Les pharisiens et les scribes récriminaient contre Jésus : "Cet homme fait bon accueil aux pécheurs, et il mange avec eux !" » « Voilà un glouton et un ivrogne, un ami des publicains et des pécheurs ! » (Lc 7, 34)

Ce que l’aîné colporte de son petit frère est précisément ce dont ses opposants accusent Jésus. Non pas la violence ou le mal, mais la proximité avec ce qui est stigmatisé comme le mal. Qu’un homme comme Jésus, assurément bon, fin lecteur de la loi, digne d’être pharisien, fraye avec les gens de mauvaise vie suffit à justifier qu’on en salisse la réputation.

Le fils de notre parabole a de quoi rassembler au père, prodigue l’un comme l’autre. Le vocabulaire montre qu’ils sont de la même pâte. La traduction est délicate, et même la Vulgate prend ses distances avec le grec, mais enfin, elle ose conserver une partie de l’extravagance étymologique de l’original. Ce que le fils demande, c’est la richesse substantielle du père, et ce que le père donne ‑ il a bien compris la demande du fils ‑, il le donne aux deux, et ce n’est pas des biens, ou alors en tant qu’ils font vivre. Le père partage la vie. « Père, donne-moi la part qui m’advient de ta substance. Et le père leur partagea sa vie. »

Le fils est comme le père, ayant reçu de lui, comme par-dessus le marché, sa vie, et l’on ne s’étonnera pas que la générosité le caractérise. Il est sans doute plus fou encore que le père, car il n’est pas source, et dépend du père pour que la vie soit renouvelée. Ce qu’il a reçu, et donné, y compris aux pécheurs, et sans aucun doute aux prostituées qu’ils rencontrent, comme Madeleine et la Samaritaine, elles qui viennent en premier dans le Royaume, s’épuise.

A dire vrai, le fils ne donne pas quelque chose, mais comme le père, sa vie, lui-même. Ce n’est pas l’épuisement de ses biens qui le font se trouver dans l’indigence, aux portes de la mort. Il est lui-même épuisé, livré à la mort, d’avoir dépensé sa vie pour renverser le mal. Le mal a pris le dessus. Terreur que nous commémorons le vendredi saint et tout autant le samedi, dans un silence qui fait vaciller les fondements mêmes de la vie, de l’humanité.

Paul raconte cela, non dans une parabole, mais dans une formule que l’on peine encore à traduire. « Celui qui n’avait pas connu le péché, Dieu l’a fait péché pour nous. » (2 Co 5, 21) Le fils identifié au péché. C’est d’ailleurs ce que pensent ses adversaires ; vivre et parler de Dieu, pratiquer Dieu comme il le fait est scandale, blasphème. Nous entendrons ces mots dans la lecture de la passion. Ou encore, comme dit l’épitre aux Philippiens, il est vidé de lui-même, épuisé, essoré, jusqu’à la mort et la mort de la croix.

Le mot de pardon n’est pas dans la parabole. Et ce n’est pas par hasard. Car si la vie de Jésus ressemble à celle d’un pécheur, au point d’engloutir le fils dans la mort, il est bien évident qu’il n’a pas commis le mal. « Il n’avait pas commis de violence, on ne trouvait pas de tromperie dans sa bouche. » (Is 53, 9) « Là où il passait, il faisait le bien. » (Ac 10, 38)

Parabole de la générosité, de la prodigalité qui renverse même l’épuisement de la mort, catéchèse de la résurrection. « Mangeons et festoyons, car mon fils que voilà était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé. » Le croirons-nous ? « Il fallait festoyer et se réjouir ; car ton frère que voilà était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé ! »

1 commentaire:

  1. Pourquoi faisons nous si souvent de la parabole du fils prodigue une -mauvaise- histoire de morale: "ce n'est pas bien de quitter papa-maman pour gaspiller les biens; il faut revenir sagement et obéir!" Tout le contraire, bien sûr du commandement: quitter son père et sa mère. Le fils est effectivement une figure christique et la parabole une catéchèse de résurrection. Un détail toutefois: le fils demande et reçoit, une "part" de vie,(méros) alors qu'en matière de don, il n'y a pas de demi mesure. Sans doute touchons nous là le cœur du drame humain: penser que nous ne pouvons recevoir qu'une "part" de vie, alors qu'il nous est donné la vie en abondance.

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