02/09/2022

La haine des siens : un évangile. Lc 14, 25-33 (23ème dimanche du temps)

Qu’est-ce que cela veut dire « préférer Jésus à ses proches », jusqu’à haïr ces derniers (Lc 14, 25-33) ? Comment retrouver l’évangile dans cet impératif, condition d’une authentique suite de Jésus, d’une vie de disciple ? L’exagération est telle que les traducteurs cherchent à l’atténuer. Ils suppriment la haine pour parler seulement de préférence.

Mais on n’a jamais intérêt à mettre les questions sous le tapis ; mieux vaut les affronter dans leur énormité. « Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et jusqu’à sa propre vie, il ne peut être mon disciple. » C’est énorme !

Pour entendre, il faut situer ces versets comme conclusion de ce qui s’est ouvert au début du chapitre et que nous avons partiellement lu dimanche dernier, la « dernière place ». Si nous choisissons la dernière place, ce n’est pas par mortification ni par humilité. La dernière place est la nôtre, tellement nous sommes de pauvres types, de pauvres filles ; c’est là précisément que Jésus nous rejoint. Plus encore, la dernière place est la sienne, celle qu’il a prise pour nous rejoindre ; c’est là que nous le rencontrons.

Pour voir Jésus, mieux vaut se garder de l’adoration, comme l’on dit, de la spiritualité, comme l’on dit encore, car la spiritualité est une mondanité, très chic d’ailleurs. Et si vous faites une sociologie des adorateurs, vous verrez qu’on n’y trouve guère les pauvres, c’est grandement une dévotion de milieu et je m’étonne que l’on ne s’en étonne pas. Pour toucher, étreindre Jésus, il faut rejoindre les derniers. Pour vivre dans l’Esprit, de l’Esprit, la dernière place nous attend. Ailleurs, l’air est vicié, irrespirable. « Il ne sert à rien que Jésus soit dans le tabernacle, écrivait Maurice Zundel, si nous ne sommes pas nous-mêmes son tabernacle. » Et comment le serions-nous à demeurer ailleurs que lui, à une autre place que la dernière ?

L’exigence de haine des siens et de sa propre vie se comprend comme une expression frappée, une formule choc, hyperbole des objurgations à rejoindre la dernière place.

On a l’air de quoi à se dire disciples, à se croire tel, alors qu’on est incapable de ne pas s’emporter à la moindre contrariété ? On a l’air de quoi à se dire de Jésus, à passer des heures à la prière, alors qu’on est incapable de supporter qu’on l’on nous prenne, non notre manteau, mais seulement, d’un peu haut ? Aussi peu crédibles qu’un roi qui partirait en guerre sans avoir les moyens de l’emporter ‑ suicide et meurtres de ses soldats ‑, qu’un bâtisseur incapable d’achever la construction entreprise avec fierté ‑ il faut être un peu m’as-tu-vu pour construire une tour !

Nos versets, inaudibles, ne font que tirer la conclusion de la dernière place en mettant en évidence le ridicule, plus grave, le scandale de se dire disciple et de ne pas l’être. Ceux qui pourfendent Dieu lui font moins de tort que nos contre-témoignages. Disciples, avant d’être les témoins de Jésus, nous sommes ceux qui en dégoûtent. L’ampleur des conséquences de la trahison se mesure à l’exagération irrecevable de la haine des siens et de soi-même.

La haine et le renoncement, direz-vous, sont frontalement contraires à l’amour y compris des ennemis et à l’appel à la vie qu’ouvre le passeur de Nazareth. Le Zarathoustra de Nietzsche l’a bien montré. Pourtant, la haine de soi et des siens ‑ et non seulement la préférence pour Jésus ‑ est l’expression de la vérité de l’être disciple. C’est l’évangile qui est en jeu dans ces versets de prime abord peu évangéliques.

Avant de pleurer sur le nombre de disciples, toujours trop limité, pleurons sur ce qui empêche Jésus, dans notre fierté, voire notre arrogance, à nous dire disciples, ou encore seulement par le fait d’être repérés comme chrétiens. Nous prétendons être disciples et fuyons la dernière place. Nous prétendons avoir tout quitté, mais notre vie est bien moins dépossédée que celle de beaucoup. Nous n’avons que peu de crainte du lendemain, et tant mieux ! Nous tenons mordicus à nos idées, et c’est bien d’avoir des convictions. Mais disciples ? si peu, si peu. Lorsque la foi est certitude d’être justes, nous, pas comme les autres, elle est idéologie, en termes bibliques idolâtrie.

Quant à l’opposition entre amour de Jésus et amour des frères, cela ne craint rien. Préférer Jésus c’est aimer les frères, sans limite, jusqu’à renoncer à soi-même. Préférer Jésus, c’est s’aimer soi-même ‑ « comme n’importe lequel des membres souffrants de Jésus-Christ » ‑ parce que Jésus est vie.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire