11/10/2022

Violence d'une réinterprétation générale de la foi (60 ans de l'ouverture de Vatican II)

Voulez-vous, nous allons mimer la scène (Lc 11, 37-41) : Un pharisien invite Jésus à manger pour le repas de midi. On ne sait rien de ses motivations. Il est mondain et content d’avoir chez lui celui qui parle si bien ? Il a envie de poursuivre l’écoute de celui qui parle si bien ? Pas de raison de regarder cette invitation de travers.

Le pharisien s’étonne. L’étonnement, c’est le début de la philosophie, disent Platon et Aristote , dans les Evangiles, c’est souvent un début de déplacement, que l’on traduit parfois par s’émerveiller. Ici, on s’en est gardé. Après tout, le pharisien pourrait s’émerveiller de ce que Jésus ne se lave pas les mains. « Quelle liberté il a, ce type !», pourrait-il penser. Il est vrai, Jésus prend place. Il se comporte comme le Maître, et non comme un invité, il renverse.

Je ne sais comment le narrateur a connaissance de l’étonnement. Le pharisien ne dit rien. En revanche, il se fait reprendre vertement par Jésus. Quelle violence dans les propos du Rabbi de Nazareth ! Jésus parle de méchanceté, mais c’est lui qui est méchant ! Si nous mimions la scène, nous percevrions l’irruption injustifiée et disproportionnée de la violence. Quelle mouche l’aura piqué ? Nos rudiments en psychologie nous laissent penser que Jésus est touché juste là où ça fait mal, touché… par la non-attitude du pharisien, puisque, rappelons-le, ce dernier n’a rien dit. Et le texte ne rapporte pas non plus qu’il ait grimacé.

Que se joue-t-il ? Pourquoi cette violence ? Tout ce que croit Jésus, tout son être, partant, il le perçoit comme provoquant le pharisien, alors que c’est l’ordre des choses, de la création, du Père. Tout ce que Jésus et le pharisien ont en commun, ce qui fait que le second a invité Jésus chez lui, est source d’une violence qui peut aller jusqu’à paraître méchante.

A propos d’une affaire insignifiante, se laver les mains, on touche au cœur. C’est parce que l’affaire est sans importance, qu’elle désigne le cœur, à savoir ce que l’on fait de la Parole de Dieu. Cela crée la séparation, le schisme, entre personnes se recommandant du même Dieu, du même culte, et peut-être même de la même sensibilité. Ce pharisien n’aurait pas invité Jésus s’il n’avait perçu quelque affinité et Jésus n’aurait pas accepté l’invitation si cela avait été un traquenard. C’est terrible ce qui se joue.

Ce qui est en jeu, c’est une herméneutique générale de la Parole, de la foi, du sens que l’on donne à Dieu. Une commune culture aboutit au clash. Nous ne savons pas ce qu’il advint de la rencontre. Elle sert à Luc d’introduction aux invectives contre les pharisiens. Ce qui est en jeu dans le débat avec les pharisiens, et donc dans cette rencontre avortée, c’est l’évangile lui-même, l’interprétation du Premier Testament, la religion de la loi ou la miséricorde, dont, ici, Jésus ne se montre guère le témoin.

Thérèse de l’Enfant Jésus laisse penser qu’il y a plusieurs herméneutiques possibles. Elle est plus consensuelle que Jésus, mais sans doute moins radicale. Réinterpréter toute la foi selon la miséricorde. C’est une nécessité, c’est même l’unique possibilité. Et l’on ne saurait s’étonner, à la différence du pharisien, que François ait commencé par la miséricorde son pontificat. Il a entendu le message de la Docteure de l’Eglise : « A moi Il a donné sa Miséricorde infinie c’est à travers elle que je contemple et adore les autres perfections Divines !… » (Ms A, 84r)

Le concile Vatican II dont on célèbre le soixantième anniversaire de l’ouverture précisément alors que nous lisons la non rencontre des pharisiens avec Jésus, n’a pas conscience que sa tâche est une réinterprétation générale de la foi, ou alors, pour autant qu’elle est historique. Et ce n’est pas rien. Mais ce n’est pas assez, car cela reste théorique. L’historicité, ce n’est pas un discours, ce sont des personnes. Et Dieu regarde les personnes jusque dans leur misère avec le cœur, miséri-corde.

Ainsi parlait Jean XXIII dans Gaudet Mater Ecclesia ce 11 octobre : « Aujourd’hui, l’épouse du Christ préfère recourir au remède de la miséricorde, plutôt que de brandir les armes de la sévérité. Elle estime que, plutôt que de condamner, elle répond mieux aux besoins de notre époque en mettant davantage en valeur les richesses de sa doctrine. »

L’enjeu de la fidélité au Concile, et plus fondamentalement à Jésus, c’est la miséricorde comme clef herméneutique, non seulement en théologie, s’il est sensé de distinguer les choses, mais dans « la foi qui agit par la charité » (Ga 5, 6, première lecture).

On comprend que les tensions soient extrêmes dans l’Eglise, entre ceux qui partagent et accueillent une même parole. « Imputer la crise de l’Eglise à Vatican II, c’est comme imputer la crise climatique au GIEC » (D. Pelletier). Ce qui se joue est l’évangile ; une religion, une dévotion qui glorifie le Dieu trois fois saint ou la miséricorde de ce Dieu, accueillant chacun, y compris ce pauvre pharisien et ses descendants d’aujourd’hui. « Autre est la substance du dépôt de la foi, autre la formulation dont on la revêt ; et il faut tenir compte de cette distinction ‑ avec patience au besoin ‑ en mesurant tout selon les formes et les proportions d’un magistère à caractère surtout pastoral. » (Gaudet Mater Ecclesia) Sans la charité, la foi serait-elle littéralement exacte, qu’elle serait complètement erronée. L’enjeu n’est rien autre que la réinterprétation de l’ensemble de la foi dans la charité.

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