Les béatitudes sont nombreuses dans les Evangiles, et ne se trouvent pas seulement dans le discours sur la Montagne (Mt 5, 1-12), ou sa version lucanienne, dans la plaine. Elles parsèment les textes à l’exception de Marc. On en trouve chez Paul, dans les lettres de Pierre et de Jacques, et jusque dans l’Apocalypse dont l’une prend place dans la liturgie : « Heureux les invités aux festins des noces de l’Agneau. »
Les rédacteurs des Evangiles connaissent les Ecritures en grec (même si au moins certains les lisent aussi en hébreu). Là déjà, les béatitudes sont nombreuses. Le psautier s’ouvre par une béatitude, avec le même mot que celles que nous venons de lire ; « Heureux est l’homme qui se plait dans la loi du Seigneur et récite en la murmurant sa loi jour et nuit. »
De quel bonheur parle l’Evangile ? Il n’est pas l’absence de souffrance, persécution, ou mépris. Il relève de la vie plus forte que les obstacles, notamment ceux que l’on pense être contraire à la béatitude ; heureux, malgré les pleurs et la mort, la persécution et les insultes.
Toutes les dérives misérabilistes, doloristes, masochistes trouveraient-elles dans la prédication évangélique de quoi s’épanouir ? Non bien sûr ! Heureux, non du mal, mais de ce que, malgré le mal, il y a une issue, il est encore et toujours possible d’avancer. Cela ne saute pas aux yeux, cela n’a rien de l’évidence de la description. C’est la foi de Jésus, sa manière de comprendre et de vivre l’existence des humains.
« En avant ! », traduisait André Chaouraqui, « En marche ! ». La reconstitution de ce que pourrait être le mot araméen employé par Jésus est vraisemblable, et explicite la vision du monde de Jésus. Etre heureux ou bienheureux n’est pas un état mais une tâche, une conversion, l’invitation, l’impulsion à avancer que tant d’hommes et de femmes font leur.
Se relever, se réveiller, être relevés de la mort, se remettre debout ou être remis debout, c’est une possibilité ouverte pour les abattus ; c'est déjà la pratique de ceux qui ne se laissent pas décourager par la guerre et les morts ‑ les artisans de paix font l’objet d’une béatitude ; on ne construit la paix que par la douceur et dans une forme d’artisanat. (La force pour imposer la cessation de la violence est au mieux une manière d’endiguer la guerre ; elle ne supprime pas la violence ni ne construit la paix. Il existe une industrie de la guerre mais seulement un artisanat non-automatisé de la paix.)
Se relever, se réveiller, être relevés de la mort, se remettre debout ou être remis debout, ce sont les mots de la résurrection. Les béatitudes ne sont pas promesses d’une récompense, elles disent ici et maintenant ce qui advient chaque fois que la vie triomphe. C’est la douceur du bonheur, la bonté miséricordieuse, les larmes essuyées, toute chose qui paraissent impossibles et même scandale : heureux ceux qui pleurent. Le bonheur selon les béatitudes, c’est que la résurrection est en ligne de mire.
Allez, « relevez-vous et n’ayez pas peur », dit le Jésus de Matthieu aux disciples avec le verbe de la résurrection sur la montagne de la transfiguration. (C’est que le contraire de la foi n’est pas l’athéisme, mais la peur.) Luc dit avec d’autres mots cette exigence devant l’abattement et les incompréhensions atterrantes : « Quand ces événements commenceront à se produire, redressez-vous et relevez la tête, car votre délivrance est proche. » Avec Jean, l’invitation consisterait seulement à lever la tête pour regarder un peu plus loin que le bout de son nez : « levez les yeux et regardez ; déjà les champs sont blancs pour la moisson ! ». Marc et Jean placent le relèvement à la passion : « Levez-vous ! Allons ! Voici qu’est arrivé celui qui me livre. » « Levez-vous ! Partons d’ici ! » La résurrection devient la vie toujours devant, jamais derrière. « Heureux ! En avant ! » La vie de Jésus transforme la boucherie du cri de guerre « en avant ! » en artisanat de la vie. Le bonheur des béatitudes laisse même entendre que la mort pourrait être renversée, que la mort est derrière.
Nous sommes loin d’un bien-être qui nous imposerait un sourire béat ou nous conduirait au développement personnel. Où est-il l’accomplissement personnel quand on meurt de faim à deux ans ou lorsqu’une bombe emporte votre famille et un de vos membres ? Nous sommes loin de la douce béatitude, confort d’une vie spirituelle ou matérielle réussies. Tant mieux si pour certains, la vie est douce ; qu’ils continuent à y travailler humblement, s’en réjouissent discrètement et y puisent de soulager les frères. Avec tous, avec les fatigués de l’existence, il faut se lever, ressusciter. Le bonheur n’est pas une récompense, il est la résurrection ici et maintenant, à l’heure même de la mort et de la violence aussi, surtout : C’est en portant les fardeaux les uns les autres que l’on accomplit la loi du Christ (Ga 6, 2).
(Comme une coda en découvrant ce mot de Pedro Arrupe :« Allez ! Allez accueillir le monde tel qu’il est ! Vivez l’Evangile et proposez-le pour le meilleur de l’homme et non pour faire une religion de nantis ou de terroristes spirituels. Allez à la rencontre du monde ! »)
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