Bruno Vandenbulcke, Le couple homosexuel et la vie baptismale. Repères éthiques pour la vie chrétienne, Lessius, Bruxelles 2023.
La présente note ne prétend pas décrire la réflexion de l’auteur. Elle s’en empare et la développe tant elle est stimulante. Une première partie, tout en citant le texte, déplorera que ne soit pas assez élucidé ce qui interdit dans l’Eglise que la conjugalité gay ait un sens. On notera que la dimension historique de l’homosexualité et de la famille est totalement absente de la réflexion. La deuxième partie expose la thèse principale de l’ouvrage, cherchant dans la vie baptismale la vocation universelle à la sainteté. C’est dans le cadre de cette vocation qu’une réflexion de type moral peut trouver place. Elle évite en particulier de réduire la réflexion éthique quant à la conjugalité homosexuelle à une question de morale sexuelle. La troisième partie réfléchit au soin, au care, de l’altérité. La dernière envisage le sens de la bénédiction des unions conjugales homosexuelles. Je n’ai pas su intégrer le dernier chapitre de l’ouvrage, non qu’il manque de pertinence, mais soit il exprime christologiquement ce qui est déjà dit avec la vocation baptismale, soit il ne concerne pas de façon spécifique l’homosexualité. Il aurait peut-être fallu que l’auteur interroge Jésus du point de vue de son rapport à la génération et à la famille, ce qu’il ne fait qu’à peine en soulignant comment il intègre dans la relation et la société ceux qui sont exclus (pp. 194-196).
Contrairement à sa taille, l’ouvrage de B. Vandenbulke n’est pas un petit livre ! Le texte est dense, le sujet d’importance, la réflexion informée. L’auteur discute la possibilité d’une évaluation non seulement éthique mais encore théologale de la conjugalité entre deux personnes du même sexe. Qui dit discussion suppose que l’on prenne en compte les positions d’un ou de plusieurs interlocuteurs, ici principalement les affirmations doctrinales de l’Eglise catholique et la recherche théologique. Les réflexions des autres Eglises chrétiennes et des théologies queer jouent un rôle heuristique.
1 L’interdit de considérer la question homosexuelle
On pourra se demander si les interlocuteurs de l’auteur sont les bons. Certes, à privilégier la discussion avec la doctrine, on met en évidence ‑ et c’est aussi heureux que bienvenu ‑ les recadrages que l’actuel évêque de Rome permet depuis dix ans, non seulement dans son magistère propre, mais dans ce qu’il libère de parole pour les théologiens et évêques, d’enseignement autorisé à travers le magistère synodal. On est passé d’un jugement descendant sur des actes circonscrits à un accompagnement des personnes qui prend en compte la totalité de leur vie. La sexualité prend place parmi l’ensemble des relations que les personnes construisent et vivent, avec leurs exigences, leurs limites et leurs grandeurs.
Cependant, peut-on continuer à penser que c’est l’intrinsèquement désordonné ‑ expression que l’auteur ne cite jamais ‑ qui caractérise une relation homosexuelle ? Peut-on écrire, même si c’est une citation, que « la relation homosexuelle est porteuse d’un manque grave dans le registre de l’altérité et de la fécondité » (p. 132) ? Peut-on écrire sans sourciller que Jean-Paul II « nous a offert un précieux enseignement sur le corps comme vision intégrale de la personne humaine » (p. 215) alors que l’on passe son temps à montrer l’importance du recadrage opéré, non sans les résistances décidées et parfois sournoises, des thuriféraires du pape polonais, par François ? Comme s’il fallait absolument que cet enseignement demeurât. L’auteur s’adresse clairement à ses confrères moralistes par une captatio benevolentiae. Il n’aide guère sur ce point les nombreuses personnes homosexuelles, notamment dans le cadre du catholicisme et plus généralement d’une religion, qui pensent leur propre conjugalité comme pécheresse. Or, tant que les uns et les autres en seront là, ils s’interdisent une saine acceptation de l’autre ou d’elles-mêmes, ce qu’elles sont, ce qu’elles n’ont pas choisi d’être, ce qui leur échoit, hasard de naissance, qu’elles ont le devoir de transformer non seulement en destin mais en vocation.
La réflexion sur ce que l’on appelle les « minorités » y compris lorsque numériquement elles n’en sont pas, n’est pas systématiquement un militantisme qui réclamerait des droits. Elle est assurément une mise en cause du système de pensée de la « majorité » qui est délogée de sa prétention et de sa pratique de considérer son point de vue comme universel. Un point de vue n’est jamais universel ; c’est une contradiction dans les termes !
Si pour les études sur la colonisation et la décolonisation il s’agit de provincialiser l’Europe ou l’Occident, ce n’est ni pour les mépriser, ni pour nier la pertinence de ces cultures. C’est seulement parce que les périphéries ont tout autant droit à la parole dans la recherche de la vérité et que personne ne peut s’arroger d’être au centre, d’être le centre ; le dialogue désormais ne peut aller que de périphéries à périphéries. Le Pape du « bout du monde » sait cela. Il en va de même pour la morale. La doctrine que d’aucuns disent intangible, les points non négociables, qui peuvent négocier la charité et relativisent le charisme qui ne passera jamais et sans lequel tout est vanité, ne sont pas plus le centre que n’importe quelle autre perspective soucieuse elle aussi de fidélité à l’évangile et de cohérence selon l’analogia fidei. « S’adresser au monde aujourd’hui [et aux disciples du Christ] nécessite une véritable conversion ecclésiale. » (p. 12 avec référence à Evangelii gaudium 27)
On sent l’auteur écartelé entre ce qui serait un discours normatif parce que tenu encore récemment par le magistère et enregistré par le Catéchisme, et la nécessité de sortir le discours des ornières dans lequel il ne peut que s’enliser. Ne faudrait-il pas dès l’abord reconnaître qu’il existe des orientations sexuelles différentes, qui sont également estimables, que l’on ne peut expliquer en les rangeant parmi les pathologies ou les crimes et délits ? C’est ce type de classement qui rend possible que l’on parle d’actes intrinsèquement désordonnés, avec la réduction de la fin de la sexualité à la seule reproduction.
« Il faut permettre à la personne homosexuelle des perspectives de vies pour se réaliser pleinement soi-même, pour vivre complètement sa foi en Dieu, avec la conscience qu’un homosexuel est appelé comme toute personne à participer au mystère de l’amour rédempteur du Christ et à la communion de grâce avec Dieu et avec l’Eglise. » (p. 115)
La fécondité ne saurait être réduite à la procréation ; elle devrait même être relativisée comme but d’une union entre deux personnes (p. 139), non seulement parce que l’enseignement de l’Eglise n’a jamais méprisé l’amour matrimonial que la stérilité rend physiologiquement infécond, mais encore parce que le concile Vatican II reconnaît que l’exercice de la sexualité dans le mariage n’a pas pour seul but l’engendrement, mais aussi le bien des époux (p. 153).
2 La vocation universelle à la sainteté
L’auteur développe une anthropologie théologique commandée par la vocation universelle à la sainteté telle que le baptême l’exprime et la suscite. La norme de tout jugement moral selon l’évangile est la charité. La sainteté est la disposition à se laisser transformer par l’amour autant que la pratique de l’amour à la suite de Jésus. Cela signifie que chacun, plus qu’à se faire le défenseur d’un corps doctrinal considéré comme idéal qu’il ne poursuit pas toujours, est engagé à agir avec et pour les autres dans des institutions justes en vue de la vie bonne.
« Un chrétien ne se détermine pas d’abord en fonction d’injonctions héritées et assimilées mais doit apprendre à discerner ‑ ce qui implique toujours le risque de la responsabilité ‑ les signes efficaces de l’amour libérateur de Dieu. Etre libre, c’est être fidèle au Christ, c’est-à-dire à celui qui est la liberté incarnée, celui qui libère vraiment. » (p. 183 présentant la réflexion de B. Häring, Libres dans le Christ) La morale est davantage la recherche de la vie bonne que l’observation de commandements ou, pour le dire autrement, l’impératif moral révèle sa capacité humanisante à s’inscrire dans le projet éthique de recherche de la vie bonne.
Le synode sur la famille (2013-2015) a réfléchi avec la notion patristique de pédagogie divine (pp. 125-128), sans nullement relativiser l’exigence morale ; il la sort au contraire d’un respect littéral de la loi qui risque toujours de méconnaître l’esprit. On évite ainsi, sous prétexte de respecter la loi, de passer à côté de l’essentiel. L’évangile parle de moucheron filtré et de chameau avalé.
L’identité baptismale et la nature humaine ne sont pas des faits bruts, mais une tâche ; elles sont un don à recevoir au long de l’existence en recevant l’autre, Dieu et les frères, s’il est vrai que le plus court chemin de soi à soi passe par autrui. « L’identité chrétienne n’est pas à chercher du côté d’une "bonne conscience" sanctuarisée, sûre d’elle-même parce qu’orientée résolument vers ce que Dieu veut, volonté déchiffrée et formatée par des règles et des codes. Etrangère au triomphalisme, soucieuse d’une saine anxiété, elle assume sa part constitutive d’indétermination résultant d’"un régime de difficile liberté parce qu’il est l’incessant passage de la loi à la foi, de l’enfance à l’âge adulte". » (p. 45)
La morale sexuelle ne fait sens que dans la considération de la vie chrétienne comme pratique de la sainteté ; elle ne peut être ab-solutisée, détachée, comme un en-soi qui n’aurait pas de rapport avec le reste de l’existence, dimensions sociale et politique, personnelle et psychologique. C’est la thèse centrale de l’ouvrage : la conjugalité homosexuelle n’est pas tant une question de sexualité que de sainteté, de théologalité, de vie baptismale. Autrement dit, il s’agit de « devenir soi-même providence, "porter attention à, veiller sur, chercher pour soi et pour l’autre ce qui est profitable, ce qui construit du dedans, prévoir ce qui peut faire grandir en humanité et y pourvoir" ». (p. 102) « Quiconque voudrait fonder une famille qui enseigne aux enfants à se réjouir de chaque geste visant à vaincre le mal ‑ une famille qui montre que l’Esprit est vivant et à l’œuvre ‑ trouvera gratitude, appréciation et estime, quels que soient son peuple, sa religion ou sa région » (Amoris Laetitia 77)
3 Le soin de l’altérité
Dans ce cadre suffisant et nécessaire pour qu’une action ou un comportement puissent être fidèles à l’évangile, on perçoit qu’il ne suffit pas qu’il y ait un homme et une femme, qu’il y ait la différence des sexes pour qu’il y ait altérité, pour que le respect et l’amour de l’autre soient vécus. Combien de fois la conjugalité n’est-elle pas charitable ! On peut même penser que la crise de la famille ou le changement du modèle familial (étant saufs les apports des historiens sur la « nouveauté » dudit modèle) est moins l’effacement des normes morales que la fin d’une acceptation indigne de la servilité de l’un des conjoints. En quoi le mariage vécu comme l’asservissement le plus souvent de l’épouse pourrait-il être sacramentel ? Que dit-il de la relation d’alliance que Dieu scelle avec l’humanité ?
« La question ‑ d’ordre moral, valable pour tout couple ‑ est de savoir si [l’]amour est le lieu d’une véritable altérité ou si au contraire, il tend à nier les singularités dans l’illusion d’une relation fusionnelle » et/ou, asservissante. « Aucun amour humain n’est à la hauteur du don que Dieu nous fait. Tout amour, même blessé et imparfait est déjà signe de la présence de Dieu. » (p. 46)
Il ne s’agit pas de relativiser la relation homme-femme, mais de ne pas la penser comme la seule expression de l’altérité. On pourrait même dire que les personnes homosexuelles ont comme vocation d’empêcher les autres, infiniment plus nombreuses, de se penser comme garantes de l’altérité à elles seules. Il y a une altérité au carré et réciproque de l’altérité sexuée. L’étrangeté de l’homosexualité et sa non utilité procréatrice, voire sa protestation contre la reproduction, scandaleuse et provocatrice, loin de devoir être éliminé comme une menace, féconde l’altérité de la sexualité majoritaire. Il y a des altérités à la majorité ; ce n’est pas parce que la plupart des humains est hétérosexuelle qu’elle a devoir ou droit de nier ce qu’elle n’est pas, la minorité qui partage avec elle une commune humanité. La conjugalité hétérosexuelle ne dit pas le tout de l’amour. Longtemps d’ailleurs, ce n’est pas l’amour qui l’a constituée, mais par exemple l’alliance entre deux clans ou familles. « Le couple monogame hétérosexuel ne constitue plus la grille de lecture unique pour unifier le sexuel et le familial dans l’intersubjectivité croyante. » (p. 176) « Le mariage sacramentel ne dit pas à lui seul le tout de la vérité de l’amour. » (p. 81)
Cela doit avoir force institutionnelle, parce que l’institution ne peut être seulement la canonisation de ce que vit la majorité. Citant J.-D. Causse, l’auteur écrit : « On pourrait penser qu’il faut travailler à mieux faire correspondre le sujet et l’institution, mieux les accorder. De ce fait, les failles seraient funestes, mais réparables. C’est le contraire qu’il faut soutenir : la faille de l’institution n’est pas accidentelle, elle est structurelle. Sa présence témoigne de l’impossibilité de mettre la main sur l’identité des sujets. » (p. 68)
C’est sans doute de résister à ce que j’appelle l’altérité au carré et réciproque entre unions hétérosexuelles et homosexuelles qui fait que l’auteur continue à résister (pp. 176-179) à la possibilité de parler de mariage sacramentel pour la conjugalité homosexuelle. C’est une conception de la vérité doctrinale qui est en jeu, laquelle est affaire politique à l’intérieur des Eglises. Plutôt que de défendre une doctrine, il s’agit de savoir comment faire l’unité dans l’Eglise entre personnes qui sur des points seconds de la foi, selon la hiérarchie des vérités énoncée par le dernier concile, ne sont pas d’accord. La question du mariage sacramentelle des couples homosexuels est davantage une question d’unité de la communauté qu’une question doctrinale (Cf. note 217 p. 197). La conjugalité homosexuelle oblige l’ensemble de la communauté à éprouver son hospitalité (cf. pp. 93-95), à l’instar de l’accueil des « différents », des étranges, des étrangers, migrants, pauvres, non croyants, etc.
Que l’Eglise peine à trouver les mots pour dire le bien et le bon dans la vie homosexuelle qui cherche le bien et le respect des autres, ne peut justifier que l’on refuse de voir dans cette vie « ce qu’elle est vraiment : un don de Dieu appelant en retour l’action de grâce […et le fait qu’] elle invite les partenaires à se sentir responsables de ce don divin. » (p. 141)
4 Etre bénédiction pour tous
Les chrétiens homosexuels engagés dans une conjugalité fondée sur la responsabilité, la liberté et le respect des partenaires et des membres de la famille, au nom de leur baptême sont eux aussi témoins de l’alliance, disciples-missionnaires. « Dieu bénit l’alliance dans le Christ et cette bénédiction donne la capacité de retourner la bénédiction. » (p. 168). Ce n’est optionnel pour aucun baptisé d’être bénédiction pour toutes les familles de la terre selon la promesse faite à d’Abraham et à sa descendance à jamais (Gn 12 et Lc 1). Que les parias soient bénédictions pour l’humanité n’est pas une nouveauté. Que l’on pense au serviteur d’Isaïe, à l’amour de prédilection de Dieu pour les anawim, les pauvres du Seigneur.
Les temps présents, par le changement de regard des sociétés sur l’homosexualité, permettent d’entendre la bénédiction que sont les personnes homosexuelles, y compris en leur conjugalité, pour leurs frères et sœurs en humanité au-delà même du renversement et de l’insurrection évangélique de la pauvreté. Voilà qui « élargit la compréhension qu’a l’Eglise de sa participation à la mission de Dieu de réconciliation de Dieu dans le monde. » (p. 169).
On peut parler d’un kairos ; « l’amour fidèle des personnes homosexuelles et l’engagement par alliance des couples [est] un moment de [l’]œuvre de salut, un signe des temps. » (p. 170 citant le document de l’Eglise épiscopalienne Je te bénirai et tu seras une bénédiction)
La charité n’est pas une bonne œuvre, ni même les œuvres de miséricorde. « Elle devient cet appel qui nous aide à unifier les aspirations les plus profondes qui nous habitent. Elle est susceptible de passer nos motivations au tamis, de nous pousser au-delà de nos manques d’audace. » (p. 186)
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