03/05/2024

La disparition Jn 15 (6ème dimanche de Pâques)

 

Le Christ et l'abbé Mena, 8ème siècle, Egypte

 « Si vous gardez mes commandements… » « Mon commandement, le voici ». A deux phrases d’intervalle, sans que rien ne soit expliqué, on passe de commandements au pluriel à un unique commandement. Le texte précise quel est le commandement, mais ne dit rien des autres. Et personne, ni Jésus, ni ses auditeurs, ne semble voir le problème. Y a-t-il un seul ou des commandements de Jésus, et combien ?

Dans les évangiles synoptiques, il se pourrait que l’on trouve le même genre d’anomalie, mais elle est explicitement signalée. Il y a un unique commandement, mais il y en a deux, mais ils sont semblables. « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit : voilà le plus grand et le premier commandement. Le second lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » (Mt 22, 37)

Des synoptiques à Jean, le commandement de l’amour de Dieu a disparu. Demeure l’hésitation entre le pluriel et le singulier. On remarquera que dans ce chapitre de Jean, le mot Dieu n’est pas employé, comme si Dieu effectivement disparaissait. Il est vrai, demeure le Père. Nous serions comme devant une cicatrice, une trace de quelque chose absent, mais pas à ce point absent que l’on ne puisse pas en voir la trace. Le mot Dieu et la multitude des commandements sont consignés comme raturés. Ils ne sont pas omis, mais biffés.

On insiste sur l’opération de disparition en laissant apparent son processus. Il n’y a plus qu’un commandement, faut-il entendre, et ce commandement ne concerne pas Dieu. L’attachement à la vigne dont le Père est le vigneron qui ouvre le chapitre se traduit en un seul commandement : l’amour mutuel à l’image de celui de Jésus.

On pourrait sous-titrer ce chapitre : la disparition. Dieu disparaît derrière le prochain, au profit du prochain. La loi religieuse, est épuisée dans l’amour mutuel, la pratique cultuelle dans l’impératif moral. « Celui qui aime autrui a de ce fait accompli la loi. En effet, Tu ne commettras pas d'adultère, tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu ne convoiteras pas, et tous les autres commandements se résument en cette parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. L’amour ne fait point de tort au prochain. L’accomplissement de la loi est donc l’amour. » (Rm 13, 8-10)

Et les disciples n’ont eu de cesse de réintroduire Dieu là où Jésus l’avait effacé, de sorte que, dans le même temps, ils ont, comme des gens préoccupés de religion, comme tous, méprisé le prochain. Comment se dire disciples, c’est-à-dire amis et non plus serviteurs, alors que le seul commandement est enfreint, n’est pas observer ou si peu ?

La réduction au prochain radicalise l’exigence du commandement divin, parce qu’il est si facile d’aimer le Dieu que l’on ne voit pas, que l’on n’entend pas, qui ne risque pas de nous casser pas les pieds, à qui l’on peut faire dire ce que l’on veut, et de haïr, mépriser, ignorer les frères. « Celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, ne saurait aimer le Dieu qu’il ne voit pas. » (1 Jn 4, 20)

Il faut encore et toujours citer Augustin dans son commentaire de la première lettre de Jean (X, 3) : « – Tu dis : Je n’aime que Dieu, Dieu le Père ?
– Tu mens. Si tu l’aimes, tu ne l’aimes pas lui seul, mais si tu aimes le Père, tu aimes aussi le Fils.
– Bien, dis-tu, j’aime le Père et j’aime le Fils : mais eux seuls, Dieu le Père et Dieu le Fils, Notre Seigneur Jésus-Christ qui est monté au ciel, est assis à la droite du Père : ce Verbe par qui tout a été fait, ce Verbe fait chair qui a habité parmi nous ; voilà seulement ceux que j’aime.
– Tu mens. Si en effet tu aimes la tête, tu aimes aussi les membres ; mais si tu n’aimes pas les membres, tu n’aimes pas non plus la tête.
Ne trembles-tu pas quand tu entends la tête crier du haut du ciel en faveur de ses membres : « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? » (Ac 9,4) Celui qui persécute ses membres, elle dit qu’il la persécute, elle ; celui qui aime ses membres, elle dit qu’il l’aime, elle.
Quels sont ses membres, mes frères, vous le savez déjà : c’est l’Eglise même de Dieu ?
»

On dira que c’est de l’humanisme sans Dieu, que c’est de l’humanitaire et non la religion. Y aurait-il religion sans Dieu ? On voudra bien retourner ce genre de reproches à l’évangéliste, et sans doute à Jésus lui-même. Et si jamais nous manque le commandement d’aimer Dieu de toute notre âme, de toute notre force, de tout notre être, si jamais nous manque de n’être pas tout tournés vers Dieu, trop occupés que nous serions à observer l’unique commandement, il n’y a qu’une condition à revenir au pluriel : que soit porté à son accomplissement l’amour des frères. Alors, il sera temps d’aimer Dieu, alors, quand bien même on n’en saurait rien, on aime Dieu.

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