Dieu, c’est abstrait ! Les scolastiques se retourneraient
dans leur tombe : il est l’être le plus réel. Mais comme on ne le croise
pas dans la rue, comme on ne le voit pas – heureux ceux qui croient sans
avoir cru ‑, on dit qu'il est abstrait.
En réaction, certains font de Dieu quelque chose de concret. Ainsi, ils le savent présents, agissant dans leur vie, les
protégeant. Le risque est celui de l’idole, ou de la superstition, et même le Dieu chrétien peut être
idolâtré et non adoré. Il est là, sous la main, disponible et rassurant, ou
donnant un nom à nos rêves et illusions que nous prenons pour la réalité.
La fête de l’ascension renvoie dos-à-dos ces deux manières
de parler. « Pourquoi restez-vous là à regarder vers le ciel ? Jésus,
qui a été enlevé du milieu de vous, reviendra de la même manière que vous l’avez
vu s’en aller vers le ciel. » (Ac 1, 10) Dieu n’est pas là. Dieu n’est
jamais là, si être-là veut dire qu’il habiterait dans un lieu. Jésus n’est plus
avec nous et nous marchons dans ce monde comme s’il n’existait pas, etsi Deus non daretur.
L’athéisme contemporain a de nombreuses causes. Parmi celles-ci,
l’une, qui a très bien compris le cœur de notre foi : Nous devons vivre
comme si tout dépendait de nous. Nous sommes, par vocation, chargés de gérer le
monde en lieu et place de Dieu. Il a remis toutes choses aux mains des hommes.
En nous donnant pareille mission, il s’est retiré du monde.
Et pourtant, nous ne cessons de le dire : lorsque deux ou trois sont rassemblés en mon
nom, je suis là, au milieu d’eux. Et
moi, je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin.
Faut-il voir une contradiction entre ces deux affirmations ?
Dieu n’est pas là ; Dieu est au milieu de nous. Jésus n’habite plus avec
nous ; Jésus est au milieu de nous. La fête de Pâques ne fait que déployer
ces deux affirmations simultanément.
Elle le fait particulièrement dans cette facette de la Pâque qu’est l’ascension.
Comment faire de Pâques et de l’ascension autre chose qu’une
impossibilité, une contradiction ? Les stratégies sont multiples ; les
Ecritures et une grande partie de la tradition occidentale jouent le paradoxe :
je crois parce que c’est absurde ;
Dieu n’existe pas, il est , Dieu est mieux dit comme rocher et refuge que
comme être suprême et éternel. Certains, en Orient, parlent d’un troisième œil.
Il est des choses que l’on ne voit et comprend qu’en consentant à ce qu’il y ait
une autre voie de connaissance que les cinq sens et la performance de la
raison. Antoine de Saint-Exupéry n’est sans doute pas loin de parler ainsi qui
dit, à la suite de Platon : on ne
voit bien qu’avec le cœur. Le cœur ne voit pas, évidemment, et pourtant, il
voit ce que les sens ne sentent pas, ce que la raison technico-scientifique n’éclaire
pas. Pascal parle de l’ordre de la charité, l’évangile ne cesse de jouer sur la
lumière et les ténèbres, les vrais et faux aveugles. On ne sait jamais qui est
le voyant : Sophocle le racontait qui faisait de l’aveugle Tirésias le
voyant et d’Œdipe le plus sot à croire ce qu’il voit qui l’empêche de voir qu’il
ne voit pas.
Il n’y a pas que Dieu que le cœur verrait, que le troisième œil
seul percevrait. C’est en fait une expérience commune. Mais comme ce troisième œil
n’a pas d’organe, comme le cœur ne voit pas, notre culture technico-scientifique,
qui est aussi culture qui exacerbe les sens, est aveugle, est incapable de
voir. Et dire, contre l’impossibilité de voir que si, l’on voit, que si, Dieu
est là dans nos vies, jamais marqué par l’absence et toujours disponible, est
une réaction tout aussi culturelle, tout aussi aveugle.
Il y a une sorte de fondamentalisme qui, s’opposant à l’athéisme,
partage ses prémisses : visible ou non, accessible aux sens et à la raison
ou non. C’est ailleurs qu’il faut chercher sous peine de répondre à l’athéisme
par l’idolâtrie ou la superstition.
Il vous est bon que je
m’en aille, dit Jésus. Et il est parti, et il n’est plus là. Mais on n’a
pas encore tout dit, et c’est le troisième volet de la Pâque. La résurrection
de Jésus, son enlèvement du monde des vivants, libère l’Esprit. « Et moi,
je vais envoyer sur vous ce que mon Père a promis. Quant à vous, demeurez dans
la ville jusqu'à ce que vous soyez revêtus d'une force venue d'en haut. » (Lc
24,49) Nous le fêterons la semaine prochaine.
La confession du Dieu trinité permet d’échapper à l’impossibilité
pascale, permet d’ouvrir l’œil du cœur, le troisième œil, permet de croire et
de rendre à la raison une amplitude plus large que celle de la techno-science,
sans rien retirer à l’efficacité de cette techno-science. Dieu n’est pas plus
monothéisme que polythéisme ou panthéisme. Dieu est Trinité, communion d’amour
dont le seul dessein, dont l’être même est de partager, de faire vivre la
communion, d’être communion. Dieu fait entrer dans sa communion d’amour. Dieu,
c’est la force de faire entrer dans la communion réconciliée. Notre vocation
est de participer à la communion d’amour de Dieu, notre vocation est d’être emportés
par la Trinité, enrôlés dans la Trinité.
Alors l’Esprit fait voir ce que nous ne voyons pas. Jésus n’est
plus avec nous, il vit auprès du Père, mais l’Esprit fait que l’auprès du Père,
c’est la terre que nous habitons. L’Esprit nous rend Jésus en nous faisant
entrer dans la vie divine.
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