L’inscription de l’évangile dans la société est jugement (et
non condamnation) du monde, ainsi que le dit, par exemple, le chapitre 3 de
Jean. Les disciples de Jésus que nous sommes font comme ils peuvent pour apprivoiser
cette force de contestation, ce « signe de contradiction » (Lc 2,34)
qu’est Jésus, sa vie, sa parole, l’évangile.
On peut soit dompter la force de contradiction, en ramenant
l’évangile à une religion avec des règles morales et un catéchisme, soit
laisser Dieu renvoyer dos-à-dos nos peurs à son égard et nos idéaux de
perfection.
Or la religion, c’est une affaire païenne. On le voit par
exemple lorsque Paul dit aux Athéniens qu’ils sont trop religieux (Ac 17). Et
nous n’en avons jamais fini avec cet archaïsme païen qui tente de se concilier
le dieu. L’évangile ne méprise en rien ce paganisme, notre archaïsme, parce que
Jésus est pris aux trippes devant les foules qui sont comme des brebis sans
berger. Il nous délivre de nos peurs et enfermements, ne condamnant que le mal,
comme le Dieu de Moïse, lorsqu’il déclarait : « J’ai vu la misère de
mon peuple » (Ex 3). L’évangile nous délivre de la religion, c’est-à-dire
de cette composante du paganisme qui use de Dieu pour asservir l’homme.
L’évangile est la gratuité absolue, inconditionnelle, de l’amour
de Dieu. Or cette gratuité est tellement incroyable et va tellement à l’encontre
de la morale ‑ la religion est éducatrice morale du genre humain comme
chacun sait et comme la Manif pour tous l’a encore montré ‑ que, à cause
même de la haute idée de la religion et de Dieu que l’on se fait, même les plus
croyants, dans l’Eglise, hier et aujourd’hui, rejettent l’évangile pour sauver la
religion.
D’après Matthieu, le vrai motif de la mort de Jésus est précisément
le combat pour la libération menée par Jésus par la prédication de la gratuité
absolue de l’amour divin contre la religion.
« Deux compréhensions de la justice de Dieu s’opposent
irréductiblement, de la même manière que se contredisent, dans la vision des
lettres de Paul, la justice en vertu des œuvres de la loi et celle de la
confiance : d’un côté la générosité inconditionnelle du Père qui s’exerce
universellement envers les justes et les injustes, envers les bons et les
méchants, et qui fonde la reconnaissance universelle de la perfection
évangélique – vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait »
(Mt 5,48) – et de l’autre la méprise des ″hypocrites″ qui pensent trouver
leur identité personnelle et religieuse dans leurs ″qualités empruntées″. […]
« L’erreur de ces derniers ne réside ni dans leurs
intentions ni dans leur morale puisqu’ils ne cherchent qu’à bien faire et que
leur comportement demeure irréprochable – ils donnent l’aumône, prient et
jeunent ‑ mais dans un glissement
qui semble leur échapper : le sérieux existentiel de leur engagement a
substitué à l’esprit de prodigalité gratuite du Père céleste qui fait lever son
soleil sur les bons et les méchants et pleuvoir sur les justes et les injustes,
qui nourrit les oiseaux du ciel qui ne sèment ni ne moissonnent et qui habille
magnifiquement les fleurs des champs (Mt 5,43-48 et 6,25-34), un système d’échange
duquel ils entendent tirer l’approbation de leur correction religieuse et
morale. […] Les hypocrites sont persuadés de vivre dans la justice de Dieu et d’enseigner
les autres à faire de même, alors que leur confusion a détourné la dimension de
la transcendance dans l’immanence d’un marchandage pratique : Ils pensent
vivre devant Dieu, mais vivent devant les ″hommes″. Ils ont tronqué la
reconnaissance qu’instaure ″dans le secret″ l’esprit de gratuité du Père
céleste en un système religieux d’échange, typique des païens qui pensent
obtenir plus en priant longtemps (Mt 6,5-15). […]
« Ils vont verser le sang de Jésus comme leurs pères
ont versé celui des prophètes, et ils vont le faire avec la même conviction que
leurs pères d’incarner la justice de Dieu et de défendre la vraie prophétie
contre les faux prophètes. […]
« Jésus meurt pour révéler la logique de mort que
secrètent l’oubli de la transcendance providentielle de la justice de Dieu,
esprit du don, et l’effort entrepris par l’humanité, représenté en toute
sincérité par la parodie de justice des scribes et des pharisiens, de fonder
son identité et d’en trouver le sens à partir de ses propres commandements (Mt
15,9), en instrumentalisant la volonté de Dieu. […]
« La perfection évangélique promise par Jésus ne
signifie par conséquent rien de moins que la fin des idéaux de perfection – et
donc la libération pour une nouvelle réciprocité (Mt 5,43-48). […] La
transcendance de la providence divine ‑ comme d’ailleurs la perfection évangélique
des fils et filles du Père céleste – se distingue parce qu’elle ne fait
pas de distinction : elle prend soin des personnes, des oiseaux du ciel et
des fleurs des champs indépendamment de leurs qualité, alors que les idéaux de
perfection dont les ″hypocrites″ se servent pour démontrer leur propre justice
les associent aux collecteurs d’impôts et aux païens qui n’aiment que ceux qui
les aiment et ne saluent que leurs frères. (cf. B Rordorf, ″L’idéal de perfection, falsification de l’évangile″).
[…]
« La crucifixion dévoile le potentiel de violence et de
mort de l’″hypocrisie″ qui confond la justice du Père céleste, la gratuité et
la générosité de sa providence et de sa bonté miséricordieuse, avec le système
religieux de l’échange que représente l’illusion des scribes et des pharisiens
(Mt 23,13-36).
« La justice et l’″hypocrisie″ variante malheureuse de la
recherche de la justice de Dieu définissent deux attitudes existentielles
fondamentales. La promesse de Jésus et son invitation à devenir les enfants du
Père céleste impliquent une perfection de reconnaissance inconditionnelle qui
libère de tous les idéaux de perfections (Mt 5,48). La justice surabondante
dont parle Jésus (Mt 5,20) réside dans l’accueil des dons incommensurables de
la providence de Dieu que le regard peut admirer dans la beauté de sa création
(Mt 6,19-34). »
(Toute la fin de ce texte est tirée de F. Vouga, La religion crucifiée, Essai sur la mort de Jésus, Labor et fides,
Genève 2013)
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