Il y a au Prado, pour une semaine encore, une exposition Rubens, El triunfo de la Eucaristίa. On y présente quelques petits tableaux
sur bois réalisés comme modèles pour les tapisseries envoyées au monastère de
las Descalzas Reales. Nous sommes vers 1625.
L’ensemble des tapisseries propose un programme polémique
qui exalte le triomphe sur l’idolâtrie, le triomphe de la foi catholique, de
l’amour divin, de l’Eglise, de la vérité sur l’hérésie. En mettant dans le même
sac tous ceux qui, au cours des siècles, ont mis en doute la vérité catholique
ou plutôt ont osé s’opposer à l’Eglise catholique, on vise les protestants. La
contestation de l’eucharistie et sa victoire résument la lutte contre
l’hérésie. Le propos est sans doute théologique, bien plus cependant de
propagande ou d’idéologie. Il serait bien instructif de nous voir commenter ces
tapisseries. Expriment-elles notre foi ?
Des enfants qui ont communié pour la première fois il y a un
mois m’ont rapporté que l’on ne devait pas croquer l’hostie. J’imagine que ceux
qui ont répété cela aux enfants ne connaissent pas la raison d’un tel interdit.
Là encore, les traces d’une lutte pour la vérité eucharistique.
Il y eut au XIe siècle une violente dispute théologique autour
de Bérenger, théologien à Tours, à propos de l’hyper-réalisme eucharistique.
Non, quand on croque l’hostie, on ne mord pas le corps de Jésus. La réaction de
Béranger qui heurtait la piété populaire a été condamnée et l’hyper-réalisme
continue de trainer dans nos têtes. Au moins l’exubérance de Rubens interdit
que l’on prenne l’allégorie au premier degré ; l’ostensoir porté par un
ange n’a jamais renversé les sacrifices dans le temple de Jupiter
capitolin !
Affirmer que les fidèles communient au corps et au sang du
Seigneur dans le sacrement de l’eucharistie ne veut pas dire que l’on a plus ou
moins reçu Jésus selon que l’on reçoit une hostie plus grosse ou un petit
morceau, ni que Jésus se déplace quand on transporte le ciboire, que l’on est
plus près de Jésus si l’on touche le tabernacle !
Que signifie que le pain et le vin sont le corps et le sang
du Seigneur ? Quel est le sens ici du verbe être ? Depuis Aristote,
donc bien avant Jésus, on sait qu’il a plusieurs sens. Les médiévaux ont
débattu à longueur de pages sur ce sujet. Et en Espagne, où estar n’est pas ser, les français ont bien du mal à distinguer quel verbe ils
doivent employer.
Que signifie donc ce est
dans « ceci est mon corps, ceci est mon sang » ? Luther, de
façon intraitable, refusait qu’on en minimise le sens. La parole de Jésus n’est
pas « ceci signifie mon corps », mais « ceci est mon
corps ». Une fois que l’on a dit cela, on n’a pas encore répondu à la
question du sens de ce est. On a juste
écarté une interprétation qui voudrait que le pain ne soit qu’une
représentation du corps.
Trois cents ans plus tôt à peine, Thomas d’Aquin avait voulu
proposer une solution. Oui, c’est le corps de Jésus, mais non, on ne croque pas
son corps, on ne le déplace pas quand on promène le ciboire. Le changement de
substance, connu comme transsubstantiation, permet de dire que ce que l’on
croque, c’est bien le pain, puisque le corps de Christ garde les propriétés du
pain, mais que désormais, ce n’est plus du pain. C’est le corps du Christ.
C’est plus qu’astucieux, sauf que ce n’est pas sûr qu’en bon aristotélicien on
puisse dire cela, sans compter que la physique aristotélicienne est totalement
caduque.
Les théologiens contemporains dénoncent l’impasse dans laquelle
la question nous enferme. Jésus ne s’est jamais posé cette question ; il ne
s’est pas lancé dans des élaborations métaphysiques et ne savait pas ce que
l’Eglise ferait de ce geste, qu’en dernière heure, il laissa comme mémorial. Nos
fastes de la fête Dieu, nos adorations solennelles ou perpétuelles, l’étonneraient,
peut-être même le choqueraient.
Jésus en effet n’a pas dit, hors de tout contexte,
« ceci est mon corps » comme on dit « ceci est un clou ».
Son propos n’est pas une description, ni même une identification. Le plus
ancien récit que nous ayons de la Cène, celui de Paul, vers l’année 53
dit : « Pour moi, en effet, j’ai reçu du Seigneur ce qu’à mon tour je
vous ai transmis : le Seigneur Jésus, la nuit où il était livré, prit du
pain et, après avoir rendu grâce, le rompit et dit : "Ceci est mon
corps, qui est pour vous ; faites ceci en mémoire de moi." De même,
après le repas, il prit la coupe, en disant : "Cette coupe est la
nouvelle Alliance en mon sang ; chaque fois que vous en boirez, faites-le
en mémoire de moi." »
Il est très rare que Paul cite des paroles de Jésus. Ces
paroles viennent avec un geste, sont adressées à des disciples comme un
commandement, celui de faire mémoire. Poser la question du est, « ceci est mon corps », ne peut se faire que si l’on
comprend que manger ce pain est la manière de faire mémoire du Seigneur,
jusqu’à ce qu’il revienne. Ce corps n’est pas envisagé en soi, mais dans la
relation. C’est mon corps pour vous. (Je n’ai pas le temps de discuter le sens
de ce pour qui pose aussi question.)
« Je te choisis pour époux et je me donne à toi pour
t’aimer fidèlement tout au long de notre vie. » « Ceci est mon
corps. » La parole des amants n’est pas une définition ontologique mais
une déclaration d’amour. S’il s’agit d’une déclaration d’amour de Jésus et non
d’une définition de quincailler qui décrit ce qu’il a en rayon, « ceci est
mon corps » n’a rien à voir avec « ceci est un clou », mais avec
« je vous aime, faites cela pour penser à moi, pour répondre à cet
amour ». Ce n’est pas le sens du verbe être qui importe, mais le sens de l’adresse
de Jésus : « ceci est mon corps pour vous », « je vous aime ».
« L’essence du culte chrétien ne consiste donc pas dans
l’offrande de choses, ni dans un reniement quelconque, comme il est répété sans
cesse dans les théories du sacrifice de la messe, depuis le XVIe
siècle. […] Le culte chrétien consiste dans l’absolu de l’amour tel que seul
pouvait l’offrir celui en qui l’amour même de Dieu était devenu amour humain ;
il consiste dans la forme nouvelle de représentation, incluse dans cet
amour : a savoir que le Christ a aimé pour nous, et que nous nous laissons
saisir par lui. » (J. Ratzinger)
Ne pas croquer l'hostie ? On raconte encore ces bêtises aux enfants de 2014 ? Le ciboire m'en tombe des mains ! Et on voudrait que je reste dans cette institution-là ?… Enfin bref…
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Sur le fond, je partage assez vos propos. Je me souviens d'avoir échangé avec un "bon chrétien" sur mon positionnement au regard de l'institution appelée église, par rapport à ma « fréquentation » de l'Évangile. Sa question centrale était : « crois-tu à la présence réelle ? ». J'avais répondu quelque chose du genre : « je me nourris de l'Évangile et je bois les paroles de Jésus… ! » Cela ne l'avait pas convaincu…
Cet épisode que les chrétiens appellent institution de l'eucharistie m'a toujours profondément troublé et marqué. C'est à la fois pathétique, fou, démesuré, amoureux, sublime et fragile à la fois, et pour tout dire un geste d'amour intensément « croyant » de l'homme.
Qu'à partir de là on ait construit toutes sortes de théories totalement intellectualisées révèle une intense désolation.
Comme vous le dites, je crois, la seule véritable compréhension accessible pour approcher ce geste d'amour et sa part de mystère, c'est le parallèle que l'on peut faire avec l'amour des époux.
Lorsque mon épouse me dit je t'offre mon corps, il est pour toi, c'est bien tout entière qu'elle se donne. Je ressens alors l'intensité unique de ce don-là et l'extraordinaire cadeau que cela représente. Et je ne parle pas ici uniquement de la relation sexuelle. Ce don-là m'oblige, il me responsabilise dans ma réalité d'homme. Il m'invite à une réciprocité qui engage et génère une manière de vivre ses actes et sa responsabilité.
Si je lis cet épisode de l'Évangile avec au fond de moi-même cette perception intérieure de ma relation de couple, tout en sachant bien entendu qu'il s'agit là aussi de bien autre chose, je peux rentrer un peu plus loin dans la compréhension de « ceci est mon corps pour vous » peut-on faire don plus intense et plus dépouillé. Jésus aurait pu ajouter : faites-en ce que vous voulez ou : faites-en bon usage…
Un tel don d'amour, il me semble qu'il y a une seule alternative. Ou c'est : oui j'en veux ; ou c'est : non garde ton truc…
Et si c'est oui, il va bien falloir essayer de vivre cette histoire d'amour à la mesure du don ainsi reçu.
Dans mon couple, c'est elle qui m'a appris l'intensité du don possible. Dans ma vie, j'essaye d'approcher cette intensité de l'amour reçu de cet Ailleurs qui est Lui, Jésus, et "Plus-que-lui"….
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Me reste cependant une question. Je ne communie jamais.... (enfin la dernière fois doit remonter à des années et des années....).
Pourquoi ?
Et si consciemment, je croque un morceau de pain, habité des paroles de Jésus et du "faites ceci en mémoire de moi" Ça ne vaut rien pour un chrétien ? (je dois même être sacrilège ou un truc du genre....)
Pourquoi faut-il qu'un intermédiaire, labellisé curé, ait prononcé ces paroles à ma place, pour que "ça marche" ?
Ma question ne se veut NULLEMENT provocatrice !
Il n'y a pas de mauvaises questions, ou provocantes.
SupprimerVous n'avez pas besoin d'un intermédiaire, ou du moins, le seul médiateur, c'est Jésus. Par le baptême et la confirmation, tous sont configurés au Christ.
Ainsi donc, si un intermédiaire il y a ce n'est pas le prêtre. Ce serait plutôt le corps du Christ, le corps des disciples. C'est ce corps qui se nourrit du sacrement pour devenir ce qu'il est.
Et, si je puis me permettre, votre théologie est encore trop tridentine ! Car ce n'est pas moi qui communie, mais l'Eglise, la communauté. En communiant, elle devient ou devrait devenir communion.
La question n'est donc plus celle de la nécessité d'un intermédiaire, mais celle du sens de la communion qui est la construction de l'Eglise, entendons, la construction de l'humanité réconciliée dont l''Eglise constitue les prémices.
Le prêtre ne fait que signifier cela.