A
la fin de l’évangile de Jean, pendant la passion, Pilate demande : « Qu’est-ce
que la vérité ? » Jésus, comme la brebis conduite à l’abattoir qui
n’ouvre pas la bouche, ne répond pas. Jésus se reconnaît comme le serviteur mis
en scène par Isaïe, celui qui meurt pour les autres, alors, il n’ouvre pas la
bouche.
L’évangéliste
avait déjà donné une réponse. Il l’avait consignée dans un échange avec les
proches, ceux qui écoutent la voix de Jésus. La réponse à cette question, si
décisive, « qu’est-ce que la vérité ? », ne se crie pas sur les
toits. Elle se confie dans le secret d’une amitié. « Je suis le chemin, la
vérité, la vie. »
La
vérité ne relève pas de la proposition ; elle n’est pas discours. Elle
oblige même parfois à l’absence de parole, comme lors du procès de Jésus. Elle aurait
exigé de Pilate le courage de la libération de Jésus. Avec sa condamnation
parler de vérité est une mascarade cynique ou dilettante. Parfois, pour rendre
témoignage à la vérité, il faut se taire. C’est ce que fait Jésus. La vérité
n’est pas d’abord question de proposition, d’énoncé, de savoir.
On
peut même savoir beaucoup de choses, les tenir pour vraies, propositions
scientifiques, articles de foi ou dogmes. Mais sont-ce des vérités si cela
n’empêche pas les injustices ? Qu’est-ce que la vérité d’une loi physique,
d’un procès-verbal ou du catéchisme, alors que nous laissons mourir nos
frères ? Vie et vérité vont de pair.
Dans
le texte d’aujourd’hui (Jn 14, 1-12), la vérité est une personne. Voilà qui
doit nous étonner malgré l’habitude où nous tient une formule sans cesse
répétée : « Je suis le chemin, la vérité et la vie. » Pour nous
autres disciples de Jésus, cela signifie que vivre, croire, aimer, c’est faire
comme Jésus. La vérité est une manière de vivre, et non une affirmation. Dire
que Jésus est vérité, c’est dire que notre manière de vivre, c’est de faire
comme Jésus. Pas difficile dès lors de savoir quand nous sommes dans la vérité,
quand nous nous vautrons dans le mensonge. La vérité, c’est vivre comme Jésus.
Où
en sommes-nous de vivre comme Jésus ? Voilà qui semble rendre la question
de la vérité insoluble. Personne ne vit comme Jésus. Ne vaut-il pas mieux
garder le silence ? On peut mentir à dire quelque chose de vrai. Et
n’est-ce pas ce que nous faisons à confesser Jésus comme Fils de Dieu alors que
nous ne vivons pas toujours comme Jésus, alors que nous ne vivons toujours pas
comme Jésus ?
Comment
professer Jésus alors que nous sommes incapables de vivre comme lui, alors que
nous n’avons que si peu l’intention de nous convertir effectivement ? Nous
nous enfermons dans cette impossibilité comme dans la prison du mensonge.
L’hypocrisie religieuse, chrétienne, ce que l’on appelle le pharisaïsme ou la
tartuferie est la stratégie à laquelle nous recourrons pour confesser notre foi
alors même que nous y sommes infidèles.
Le
même évangile de Jean transforme l’impasse en Pâque. C’est au chapitre 8 qu’une
rédaction plus tardive fait commencer par l’épisode de la femme adultère :
« que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre ». On
ne pourra parler de vérité qu’à dire combien nous en sommes éloignés, combien
elle est ce qui nous appelle et ce à quoi nous tardons de répondre. On ne peut
que mi-dire la vérité. A la dire, on ment, à prétendre la dire, on mé-dit.
Et
voilà ce qu’on lit : « La vérité vous rendra libres ». Il est
possible même aux incapables de la vérité, aux disciples qui rechignent à vivre
comme Jésus, de dire Jésus vérité, s’ils accèdent à une libération, et d’abord
d’eux-mêmes. La proclamation de la vérité ne peut être qu’un chemin, une
initiation, une transformation. Nous n’avons plus honte de notre petitesse, de
nos faiblesses. Nous n’avons pas à tricher, et l’institution non plus avec une
mécanique du silence ; nous n’avons rien à défendre, et surtout pas
l’institution. C’est nous qui sommes défendus ‑ et par quels
avocats ! – le Fils et l’Esprit de vérité qui nous conduit à la
vérité tout entière.
La
vérité est une personne, Jésus, et une expérience, peut-être une épreuve, une
libération. Penser la vérité, y compris celle de la foi, en dehors d’un vivre
comme Jésus et d’une Pâque libératrice, c’est se leurrer quant à la réponse à
la question « Qu’est-ce que la vérité ? », quant à notre foi.
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