Il est bien des manières de penser la foi chrétienne :
pratique plus ou moins assidue des sacrements, connaissance du catéchisme, émotion
devant le sacré, recherche du merveilleux voire de l’extraordinaire, ce qui
nous dépasse, nous rassure et nous protège, chaleur d’une communauté avec ses
mélodies consolatrices, chemin de vie, morale, valeurs.
Il ne faudrait pas oublier l’amour des frères : faire
en sorte que tout homme puisse trouver en nous un prochain (et non choisir nous-mêmes
notre prochain selon nos préférences). Mais certains diront que cet humanisme
manque terriblement du sens de Dieu.
Dans un monde où beaucoup vivent sans Dieu, qu’est-ce
que les chrétiens ont de vraiment différent ? Nos valeurs ne sont-elles
pas celles que partagent nos amis non-croyants ou croyants d’une autre religion ?
Il n’y aurait donc que le religieux et la dévotion pour nous définir ? Le
risque serait grand de réduire la foi à une tradition plus ou moins désuète, éthérée,
nostalgique, folklorique, identitaire voire sectaire.
La foi ne se dit pas avec un « plus », un
spécifique. Elle creuse et dépouille, décentre, appauvrit. Elle est un combat
(agonie en grec) pour tâcher de s’abandonner à celui qui le premier nous a
aimés et qui nous laisse seuls. Nous ne le voyons pas, nous ne l’étreignons
pas, nous ne l’entendons pas. Dieu désormais se tait parce que, comme dit Jean
de la Croix, il a tout dit en son Fils ; Dieu ne fait plus rien, ne donne
plus rien, parce qu’il a tout donné, parce qu’il s’est donné lui-même en son Fils.
Il n’y a plus rien à attendre, puisque Dieu est déjà offert, en ce sens présent.
Les disciples de Jésus ont été saisis (Ph 3, 12-13) par
l’insaisissable. Ils ne tiennent rien mais sont retenus. Dieu ne se réduit
jamais à ce qu’ils pensent et la vie dans l’Esprit conduit à faire place à
l’autre ‑ Dieu et le frère – en se dépouillant même de ce qu’on aime.
Ce combat de la foi est souvent occulté jusque malmener
le texte biblique. Ainsi, par exemple, nous comprenons la parabole des talents (Mt
25, 14-30) comme une leçon de morale, l’exigence de faire fructifier ce que l’on
a reçu, au point de trouver normal que celui qui a le moins de possibilités
soit condamné, juste le contraire de la foi !
La parabole met en scène la rétribution et conduit la
logique du mérite récompensé à son impasse, à l’échec de Dieu-même. En effet, où
est sa miséricorde, s’il condamne ceux qu’il aime de prédilection, les petits
et les pauvres ? Penser Dieu selon la valeur du mérite et de la rétribution,
c’est la fin de Dieu. C’est la voie de l’athéisme ‑ car comment
pourrait-on vénérer semblable dieu ? ‑ que les chrétiens ont souvent
pratiquée et prêchée.
Personne ne sursaute à lire ce que le troisième
serviteur dit au maître : tu es un
homme exigeant, tu récoltes là où tu n’as pas semé, du ramasses là où tu n’as
rien laissé. Bref, tu es un salaud et un voleur, aussi ai-je eu peur et j’ai
caché ton argent. Ainsi Dieu serait-il un salaud et un voleur. Ainsi la
prière serait-elle insulte. Comment voulez-vous que l’on croie ?
Nulle part le texte précise qu’on doive faire
fructifier les talents. Le maître a transmis son bien, comme par héritage. (Même
les traductions sont incapables de s’en tenir à la lettre qui dit transmettre
et non confier.) Les serviteurs de leur propre initiative le font fructifier
parce qu’ils imaginent que Dieu va régler ses comptes avec eux. Comment le
croire ?
Hors de la logique de la rétribution, la prière
s’élance ainsi : Seigneur, comme ton
absence a été longue ! Que tu nous as manqué ! Nous avions bien les talents que
tu nous avais donnés. Mais qu’est-ce que cela quand tu tardes tant ? Te voilà
enfin, quelle joie !
Comme tout amour, l’amour de Dieu est gratuit. Rien
d’extraordinaire. Dieu nous aime pour rien, si ce n’est pour nous (quand bien
même nous raterions) et pour lui. Nous aimons Dieu pour lui. « La raison d’aimer
Dieu, c’est Dieu même. » C’est
tellement évident que seule la gratuité dit l’amour. La prédication et la
catéchèse le disent si peu.
Pourquoi ? Parce la gratuité nous place devant l’insaisissable
et que, croyants ou non, cela nous est bien difficile ; parce que dans un
monde des valeurs, ce qui est gratuit risque d’être sans valeur, de ne rien
valoir ; parce que dans un monde sans Dieu, où Dieu ne sert à rien, est
gratuit, on ne voit pas pourquoi être disciple.
Devant et
avec Dieu, nous vivons sans Dieu, écrit Bonhoeffer. C’est notre combat, notre foi en la
gratuité, la grâce de Dieu.
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