Si
l’amour de Dieu et celui du prochain sont deux commandements, ils n’en font pas
moins, dans la bouche de Jésus, un seul et même. Les conséquences sont d’importance.
On entend que la foi n’est pas un humanisme, l’Eglise une ONG. Mais que veut-on
dire ? Faudra-t-il pour dire notre foi la distinguer de l’amour du
prochain ? Faudra-t-il qu’il y ait quelque autre chose, et sans doute plus
grand, qui la spécifie ?
Dans
ces versets (Mt 22,34-40) se dit la révolution évangélique, la sortie même de
la religion, qui en elle-même aurait son but. L’attachement à Dieu est mensonge
si le frère est haï, molesté ou seulement ignoré. A ses filles en prière, Vincent
de Paul le dit : lorsqu’un pauvre sonne à la porte, allez ouvrir. « Vous
quittez Dieu pour Dieu. »
Que
nous quittions Dieu et cessions la prière va de soit alors que l’on sort de la
chapelle et vaque au service d’autrui. Mais cet autrui, comme l’étranger reçu
par Abraham à Mambré, repris à la fin du chapitre 25 de Matthieu, pourrait bien
être le Seigneur même. « Vous quittez Dieu pour Dieu. » Le
commandement de l’amour du frère est semblable
au premier commandement.
J’entends
l’objection. Mais alors il ne serait plus nécessaire de prier, de se recueillir
et de lire les Ecritures ? Quelle drôle d’idée ! Faut-il que cela
nous pèse, nous casse les pieds pour songer un instant nous en dispenser ?
C’est nous qui introduirions une concurrence entre l’amour de Dieu et celui du
prochain comme si, le temps manquant, il faudrait choisir. Mais puisqu’il n’y a
plus à choisir ‑ les deux commandements étant semblables ‑ pourquoi les
opposer ?
Le
service des frères est volonté de Dieu. Peut-être même plus que la prière. Car
avec les dévotions, il est facile de se leurrer. On imagine la chaleur des
sentiments, on s’accroche à une protection, bénédiction. On y trouve une paix
que le simple silence en nos vies bruyantes, la seule déconnection de nos mobiles,
suffisent à nous procurer.
Certains
savent que la prière est une exigence qui refuse ces facéties. Ils sont plus
critiques ou simplement n’ont jamais trouvé de plaisir aux oraisons, ont trop
souvent été agacés par les liturgies. Alors que le pentecôtisme gagne le
christianisme, y compris dans nos communautés catholiques, ils deviennent
minorité ou sont désignés, parfois par eux-mêmes, comme mauvais croyants,
puisqu’ils ne ressentent rien de ce que les autres disent.
Dans
notre monde que l’on dit froid, anonyme ‑ mais à qui la faute lorsque nous
sommes sans cesse « connectés » ? ‑ la chaleur d’une
communauté apparaît indispensable pour vivre sa foi. Bien sûr ! L’on ne
peut prêcher l’amour du prochain et ignorer le frère assis juste à côté alors
qu’on célèbre l’eucharistie. Mais avant de chercher l’ambiance qui
conviendrait, nous sommes-nous salués en entrant dans cette église ? Nous
sommes-nous installés dans un coin pour être tranquilles ? Comment vouloir
la chaleur d’une communauté sans nous livrer à une fraternité réelle, et non
virtuelle ?
Le
service du frère est moins susceptible de ces contradictions. La fidélité, la
continuité, est son épreuve de vérité. Se tenir là pour l’autre, faire en sorte
que tout homme puisse en nous trouver un prochain. Quand bien même nous en
tirerions fierté, l’engagement fidèle et continue ne trompe pas. Ne pas choisir
l’ami, celui qui pourrait le devenir, celui qui nous ressemble, pense comme
nous, vit comme nous, mais recevoir le frère souvent si différent. On choisit
ses amis, pas ses frères. On choisit ses amis ; ses frères, on les reçoit.
Ce
souci, ce soin d’autrui, qui reconnaît en chacun précisément un frère, et non
un étranger, un rival, un ennemi, un quidam, pourrait-il ne pas indiquer, comme
en son prolongement, un père de tous les hommes, un père qui engendre tant de
fils et filles, un père qui donne des frères ? Et accueillir le frère est
déjà, aussi, même si l’on n’en sait rien, évidemment si l’on est disciple de
Jésus, rendre hommage au Père. On ne peut craindre d’être trop humaniste dès
lors que l’on sert le frère, parce que c’est le commandement du Seigneur. Après
avoir lavé les pieds des disciples, il ajoute : c’est un exemple que je
vous ai donné pour que vous aussi fassiez de même.
Pour
ne pas en rajouter à ce qui agresse certains d’entre nous, je me garde de dire
un mot sur la première lecture (Ex 22, 20-26). Nous réentendrons seulement ses
paroles. Dans le contexte actuel, on les croirait écrites aujourd’hui même.
Mais avant, une note dans l’esprit de l’actuel évêque de Rome, qui agace aussi
passablement. Contre le péché, il convient sans cesse de luter. C’est une chose
entendue, n’est-ce pas ? Mais l’on devra penser que les plus graves ne sont
pas les plus charnels. Et le mépris des frères, la violence à leur égard, la
complicité, même par le silence avec ceux qui les tuent et agressent, est
infiniment plus grave.
Ainsi
parle le Seigneur : « Tu n’exploiteras pas l’immigré, tu ne l’opprimeras
pas, car vous étiez vous-mêmes des immigrés au pays d’Égypte. Vous n’accablerez
pas la veuve et l’orphelin. Si tu les accables et qu’ils crient vers moi, j’écouterai
leur cri. »
Ne faut-il pas ,mais de façon continue"quitter Dieu pour Dieu" autrement dit savoir quitter le frère pour se "remplir de Dieu" et revenir ensuite au frère avec l'aide de l'Esprit?
RépondreSupprimerJ'ai tout fait pour essayer de dire justement autre chose. Et nous savons que le service du frère nous remplit aussi de l'aide de l'Esprit.
SupprimerPourquoi l'aide de l'Esprit, comme vous dites, ne serait-elle donnée que dans la prière ? Et cela, sans rien enlever à la prière, évidemment, ni de ses exigences, ni de sa grâce, je veux dire de sa gratuité, de sa gracieuse gratuité.
L'Esprit soufflant là où il veut,je me garderai bien de l'assigner à résidence quelque part. Pour autant,pour moi,si un Chrétien à l'égard du frère se comporte exactement comme son voisin tout autant généreux mais qui ne l'est absolument pas je pense que dans une certaine mesure il y a une faille dans son comportement aussi généreux soit-il.
SupprimerJe suis désolé, je ne partage pas votre avis. Et c'est justement pour cela que j'ai écrit cette homélie.
SupprimerD'abord parce qu'un chrétien qui sert le frère ne peut pas le faire comme celui qui n'est pas chrétien, puisqu'en servant le frère, le chrétien rend explicitement honneur au père. (Vous me direz, peut-être cette formulation vous conviendra.)
Ensuite parce que je ne veux pas de cet extrinsécisme de la prière. Ce n'est pas chrétien, je crois, c'est encore païen, si vous me permettez. Il faut reprendre Chalcédoine et au sans mélange, il ne faut pas sacrifier le sans séparation.
Pour moi, mais rassurez-vous je n'insisterai pas davantage, un chrétien qui par son comportement ne montre en rien qu'il est chrétien (et bien sûr il n'est pas question de brandir sa croix comme un étendard ni de chanter "catholiques et français toujours" ou "je suis chrétien voilà ma gloire,mon espérance et mon soutien" ne permettra jamais au frère dont il s'occupe de découvrir l'amour de Dieu pour lui
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