18/02/2022

Amour des ennemis (7ème dimanche du temps)

L’amour des ennemis paraît souvent une des spécificités de Jésus, même si beaucoup savent que le cercle de la violence n’est définitivement rompu que par l’amour et le pardon. Qu’à court terme, il faille user de la violence contre la violence n’est guère contestable. Mais cela laisse des traces, nourrit la rancœur. L’amour et le pardon, la reconnaissance de l’autre comme frère, le rétablissement de l’autre dans la dignité de frère dont il s’est exclu par la violence, sont les seuls chemins d’une pacification solide tant personnelle que sociale.

L’amour des ennemis, pour exigent qu’il soit, hors de portée même, n’est pas plus optionnel qu’il n’est le propre de Jésus. Cela ne discrédite nullement l’homme de Nazareth et le témoignage qu’il rend au Père, au contraire. Cela l’inscrit comme l’un de ceux qui ont, par toute leur vie, réconcilié les hommes entre eux et avec Dieu.

Il est un ennemi dont on ne parle pas beaucoup et vers lequel je voudrais braquer les projecteurs : nous sommes à nous-mêmes notre propre ennemi, parfois, souvent. Et, à défaut d’avoir raison de nous haïr, nous avons souvent de bonnes raisons de ne pas nous aimer, d’avoir honte de notre vie. Plus on vieillit peut-être, plus on prend conscience de tout ce que l’on a raté, tout ce qui dans nos vies a été œuvre de mort.

Certes, l’on pourra préférer regarder ses réussites. Et c’est sans doute fort sain. Mais l’écharde dans la chair, comme dit Paul, demeure. A la différence de l’apôtre des Nations, on peut espérer n’avoir trainé personne à la mort. Demeure, par notre faute ou non, tout ce qui dans nos vies, a écrasé ou ignoré ou blessé l’autre. Et le vertige a de quoi nous prendre.

Il ne s’agit pas de nous flageller mais de savoir comment nous pouvons nous regarder, raconter notre histoire, vivre en paix avec nous et les autres, prendre part à la détermination de ce qui est bon pour la vie en société. Ne sommes-nous pas tous disqualifiés ? Comment n’être pas hypocrites quand nous savons le mal que nous avons commis ou laissé commettre, le mal dont nous sommes solidaires, ne serait-ce qu’à ne l’avoir pas dénoncé, refusé ?

Le Journal d’un curé de campagne précède de deux ans Les grands cimetières sous la lune. Bernanos prend-il conscience de ce qu’il a raté de sa vie dans des solidarités idéologiques contestables ? Aux biographes de le dire. Je trouve dans le roman une clef pour l’évangile de ce jour (Lc 6, 27-38). « Il est plus facile que l’on croit de se haïr. La grâce est de s’oublier. Mais, si tout orgueil était mort en nous, la grâce des grâces serait de s’aimer humblement soi-même, comme n’importe lequel des membres souffrants de Jésus-Christ. »

Laissons-là la haine de soi. Elle est encore une manière de nous placer au centre, alors qu’il importe de rejoindre la dernière place, celle du serviteur, celle qui permet à autrui d’être à la première. Lévinas le dit avec toute la force de l’hyperbole, être l’otage d’autrui, parce que l’autre est toujours homme, qu’il soit saint ou monstre. L’évangile aussi est hyperbolique : se faire l’esclave de tous, à la suite de Jésus. C’est le chemin inverse, le chemin de la déconstruction du « moi d’abord ». La grâce n’est pas de se haïr, de se mépriser. Misérabilisme. La grâce est de s’oublier.

Pratiquer une forme d’indifférence à soi-même parce qu’autrui est premier rend possible l’amour de l’ennemi que nous sommes à nous-mêmes. Expérience de la grâce, du don, de la gratuité. Aimé parce qu’humain, non parce que l’on serait aimable. « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » « Si notre cœur nous condamne, et comment ne le ferait-il pas, Dieu est plus grand que notre cœur. » Nous savons qu’ainsi est Dieu, parce que ceux qui nous aiment, qui ne sont pas Dieu, sont déjà plus grands que notre cœur.

« Tu ne jugeras » vaut aussi pour nous. Tu ne jugeras pas ta vie. Non que tu doives ignorer ton mal, mais il convient de déserter tes préoccupations autocentrées. Tu ne jugeras pas, parce que quand tu prends ta vie un peu au sérieux, tu sais bien que tu n’es pas meilleur que le criminel vilipendé. Dénoncer le mal pour voler au secours des victimes, oui. Si c’est pour te convaincre que tu n’es pas si mal, que tu es même quelqu’un de bien, c’est mensonge.

C’est dans la pratique de la miséricorde et de l’empathie que nous apprenons à notre cœur à ne pas nous condamner. Ce n’est pas le moindre gain de l’amour des ennemis !

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