Dieu appelle-t-il ? La question se pose si l’on pense aux discours de la boutique à propos de ce que l’on y appelle crise des vocations. Si l’on avait de la mémoire, ou plutôt, si l’on se méfiait de la mémoire et que l’on se faisait un peu historien, on constaterait que parler des vocations en terme d’appel de Dieu est récent à l’échelle de l’histoire de l’Eglise. Un siècle et demi surtout, cinq si vous remontez aux origines de l’idée (Réforme, contre le fonctionnarisme des clercs, affirmation du cogito, sujet pensant, Ecole française).
Que Dieu appelle, l’appel intérieur, est un mythe qui ne résiste pas à ce que l’on observe et oblige à échafauder des théories rocambolesques. Que se passe-t-il quand quelqu’un qui a été appelé abandonne la prêtrise, ne professe pas une foi orthodoxe ou jugée telle, se révèle être un bandit ou un criminel ? Dieu s’est-il trompé ? La personne a-t-elle trahi ? Pourquoi fallait-il que, dans les bonnes familles, il y ait un garçon pour les ordres, et rarement l’aîné ? Pourquoi sous la Restauration et le Second Empire, Dieu appelait-t-il un monde fou et aujourd’hui, plus personne ? Ces questions frisent le ridicule jusqu’à la dérision.
Le Concile Vatican II en est conscient et s’il parle de vocation, c’est pour tout baptisé. Dieu n’appelle pas à entrer au séminaire ou au monastère, dans une communauté de vie apostolique ou un institut missionnaire. C’est par héritage culturel que l’on parle de vocations spécifiques, plus que par pertinence théologique et théologale. L’appel de Dieu est vocation universelle à la sainteté, l’appel de Dieu est vocation à partager sa vie à lui, qu’il offre. Dieu nous a tous appelés à la même sainteté, à l’union avec son Fils.
Certes, dans les Ecritures, on voit un Dieu qui parle, qui s’adresse à l’homme, qui l’appelle. La première lecture (Is 6) en est la parfaite illustration. Mais pourra-t-on ignorer l’anthropomorphisme que nous comprenons habituellement correctement ? D’une part, la parole dans les Ecritures est bien autre chose qu’un message, un coup de fil ou un SMS. D’autre part, nous constatons que Dieu ne parle pas, qu’il est silencieux, désespérément. Jean de La Croix, à l’intérieur de cet anthropomorphisme, refuse que Dieu ait encore quelque chose à dire, que Dieu parle encore ; il a tout dit en son Fils. Réclamer des paroles ou des miracles, ce serait rendre vaine la mission de ce Fils, son incarnation.
Le génie de la foi juive s’exprime dans l’image d’un Dieu qui parle mais dont on ne peut se faire d’image. La parole met en mouvement, ou blesse jusqu’à tuer, elle est vivante ou force de mort. La parole n’est pas une statue, statufiée, figée, stupidement fichée, là. Elle est en affinité avec le souffle, le vent, l’esprit.
Si Dieu fait alliance, affirmation de la foi biblique, comment ne serait-il pas interlocuteur ? Et pourtant, Dieu ne parle pas. Ou alors, sa parole est tellement autre, sans interlocuteur ; il dit et c’est. Il dit et c’est très bon, premiers jours.
Dire « Dieu appelle », c’est dire plus, ou seulement une partie, de l’image « Dieu parle ». « Dieu appelle » est l’expression de son visage tourné vers nous, de son être. L’être de Dieu est dit par sa parole, l’être de Dieu est dit comme parole, parce que l’être de Dieu consiste à appeler à la vie, à la partager si l’on veut bien. Ce que nous appelons la sainteté.
L’évangile (Lc 5, 1-11) a retenu de cette théologie de la parole que l’appel est mission. Dieu ne parle pas à l’un et non à l’autre, à l’un sans l’autre, à l’un pour lui seul. Dieu parle et du lien s’institue, alliance, communauté. Dieu parle et les hommes parlent, et les hommes sont invités à se parler, faits pour se parler. On comprend le drame, que les enfants savent mieux que nous, non encore résignés aux ruptures d’alliance, lorsque l’un dit : « je ne te parle plus ».
« "Me voici" signifie "envoie-moi". » Lumineuse lecture du verset d’Isaïe par Emmanuel Lévinas. Je n’existe que pour autrui, aux antipodes du sujet moderne auto-posé, individu. « Me voici » est une réponse, suscitée par un appel, une parole. « Me voici » est la trace de l’appel inouï, évanescent, appel universel à la sainteté. Parole que l’on n’entend pas, si ce n’est à la deviner dans la réponse qu’on tâche d’articuler, dans la réponse qu’est ce que nous faisons de notre vie. Cette parole, cet appel, nous lie définitivement ensemble, nous les parlant, nous les répondants. Il n’y a de sainteté qu’avec et pour tous.
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