« Un aveugle peut-il guider un autre aveugle ? Ne vont-ils pas tomber tous les deux dans un trou ? » (Lc 6, 39-45) Comment commenter une telle sentence ? Qui peut prétendre être en rien aveugle, avoir une perception ou une conception panoptique des choses ? Il en va de même avec la paille et la poutre. Qui peut prétendre avoir la vision claire ?
Faudra-t-il alors ne rien dire ? La traque contre l’hypocrisie, le décalage entre ce que l’on dit et de que l’on fait sont paralysants. Pourtant, il faut bien éduquer ses enfants, dire non aux violences et injustices, quand bien même on est soi-même, aussi, violent, injuste. L’exagération évangélique à laquelle conviennent parfaitement le proverbe et la parabole ne vise pas à interdire tout jugement, « Tu ne jugeras pas. » Mais le refus de mettre l’autre ou soi dans une case, de coller des étiquettes, définitivement, n’interdit pas de se faire une idée, de chercher à comprendre, d’exercer sa jugeote.
Sans quoi, le proverbe devient sophisme, coup de force du langage. Et rien de mieux que les apparences de l’évidence et la grandeur d’âme pour imposer le silence. Paradoxe du menteur qui fait disjoncter le sens. « Un Crétois dit : tous les Crétois sont menteurs. » Oui, nous ne sommes pas à la hauteur des injonctions morales que nous revendiquons. Même chose avec l’évangile. « Le disciple n’est pas au-dessus du maître. »
Se pose une question propre à notre époque, celle de la fin du savoir définitif. Nous avons pris conscience qu’il n’y a pas de savoir absolu, non seulement parce que tout évolue, mais « notre connaissance est partielle ». Tout est susceptible d’être interrogé, remis en cause. Y compris dans la pratique évangélique, y compris la pratique évangélique.
Le sens n’est pas inscrit dans l’ordre de la nature comme on veut le croire. Nietzsche a la vive conscience que la terre roule, détachée de son soleil, prophète d’un monde sans repère, d’un monde où il faut vivre avec des repères qui ne peuvent être absolutisés. On perçoit le danger ; la crainte a de quoi nous prendre ! On comprend que l’on puisse chercher à se réfugier dans l’hier prétendument solide.
Nous sommes livrés à des lectures infiniment diverses voire contraires du monde et de la vie, de la foi. D’où la diversité, jusqu’à la contradiction, dans le monde, la société, l’Eglise. Cela aussi fait peur, jusqu’à rendre violent Les vérités alternatives (fake news et complots) vaudraient comme le reste, puisque le reste est toujours aussi une construction. Certes on ne peut pas dire n’importe quoi, mais qu’est-ce qui fixe ce qui est solide, puisque le savoir absolu, définitif, n’existe pas ?
C’est dans ce monde qu’il faut vivre et apprendre à vivre, dans ce contexte que nous croyons. L’apprentissage de ce qu’est vivre n’est jamais fini. L’épisode de Jésus au temple montre que l’on a toujours su que l’on ne peut confondre sagesse et vieillesse. Jusqu’à la consommation de nos années, nous sommes des débutants. Nous débutons dans la vie, même à un âge fort avancé. Nous débutons dans la relation au monde et aux autres, dans la foi aussi.
Rien n’échappe au doute. Le doute n’est pas une méthode pour arriver à la fermeté des principes, c’est une condition, la condition humaine. Il en va ainsi de notre foi, parce qu’elle est pratique humaine. Nous ne sommes pas disciples parce que nous aurions trouvé le sens. Nous ne sommes pas chrétiens parce que l’évangile est vrai. Certes, il serait mensonge, nous ne pourrions nous y fier ! (Comme l’enseigne l’antinomie du Crétois, le mensonge n’est pas le contraire de la vérité. Il n’existe que comme vérité. Un mensonge qui se déclare non-vérité n’est pas un mensonge, c’est une vérité.)
Vivre, c’est risqué et risquer. Croire, c’est risque(r). Non seulement nous ne savons rien de ce que la vie et la foi nous réservent. Nous marchons comme des aveugles ! Comment nous conduirions-nous les uns les autres ? Mais les convictions, les décisions sont toujours à reprendre, prendre de nouveau ou corriger. Pensons à la vie conjugale, à notre foi.
Nulle invitation à faire n’importe quoi sous prétexte que tout se vaudrait puisque rien ne tient. Mais disposition à vivre nos convictions sous le mode de ce qui leur manque. La foi n’est possible que comme ouverture à ce que nous ne soupçonnons pas même (un truisme !). Nos convictions ne sont pas vaines ; elles ne sont possibles comme repère, ce à quoi l’on tient, que dans la faiblesse. Il y en a qui tiennent d’autant plus à leurs idées qu’ils en ont peu ! Tant pis pour nous si nous en sommes à rêver comme des enfants à la force des héros. Faiblesse de vivre, faiblesse de croire. Ce n’est pas d’être aveugle, le problème, mais de croire que l’on voit !
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