11/02/2022

Malheureux vous, les riches (6ème dimanche du temps)

Dieu est don. Dieu ne sait faire qu’une seule chose, si l’on peut dire donner. Mieux, l’être de Dieu c’est de se donner. Il est don, l’acte de donner et ce qui est donné.

Cette manière de parler est bien sûr limitée. Mais il n’en pas qui ne le soit. Elle donne tout de même à penser, et la synonymie, en français, du don et du présent ne manque pas de pertinence quand on l’emploie avec Dieu. Dieu est don, Dieu est présent.

Aussi, prier, croire, n’est rien d’autre que disposer sa vie à répondre, lui donner forme de réponse en accueillant le don qu’est Dieu lui-même.

La gratuité de ce don est totale, sans repentance. Dieu ne reprend jamais, Dieu ne se reprend jamais. C’est ce que nous appelons la grâce. Quand Dieu se donne, il s’abandonne, il se vide de lui-même. La kénose du Fils, le fait de se dépouiller de ce qu’il est jusqu’à l’anéantissement, n’est pas une particularité du Fils. Elle est la substance même de Dieu, s’il est vrai qu’il y a consubstantialité des personnes divines. Le Fils est la révélation de Dieu. « Dieu, personne ne l’a jamais. Le Dieu unique engendré, le Dieu unique Fils, qui est tourné vers le sein du Père, c’est lui qui en est l’exégèse. » (Jn 1, 18) Ce que nous vivons de l’anéantissement de Dieu dans le monde pourrait bien avoir un sens hautement théologique.

Un bon confrère m’écrit ses jours « pour prolonger la réflexion au sujet de Dieu qui se donne. Dans mon itinéraire de croyant, de chrétien, de prêtre, Dieu n’est pas seulement celui se donne, mais aussi celui qui prend, celui qui taille, qui coupe. Celui qui sépare et détache ! »

L’évangile d’aujourd’hui (Lc 6, 17-26) apporte de quoi prolonger la réflexion. Mais il faut d’abord restituer les versets qui ont été omis. Chez Luc, les béatitudes sont prononcées devant les pauvres et les malades. Elles ne s’adressent qu’aux pauvres et au malades.

« Descendant alors avec eux, il se tint sur un plateau. Il y avait là une foule nombreuse de ses disciples et une grande multitude de gens qui, de toute la Judée et de Jérusalem et du littoral de Tyr et de Sidon, étaient venus pour l’entendre et se faire guérir de leurs maladies. Ceux que tourmentaient des esprits impurs étaient guéris, et toute la foule cherchait à le toucher, parce qu’une force sortait de lui et les guérissait tous. Et lui, levant les yeux sur ses disciples, disait : "Heureux, vous les pauvres". »

L’exagération de Luc ‑ la foule nombreuse, une grande multitude venue de tout notre actuel Proche Orient - attire l’attention : le contexte n’est pas un détail dont on pourrait se passer. Tout le monde est là, des foules, une multitude, venue de la région entière, et… que des malades. Il est bien évident qu’il n’y avait pas que des malades en Syrie Palestine au temps de Jésus. C’est que se penser bien portant empêche d’entendre Jésus.

Ce n’est pas Dieu qui taille, enlève. La vie s’en charge, la survie, la mort. Jésus s’adresse à ceux pour qui la vie est chienne. C’est beaucoup de monde ! Mais, chose curieuse, Jésus s’adresse ensuite aux riches, à ceux qui vont bien. D’où sortent-ils ? (Sans les versets omis, on a de quoi penser qu’il y avait parmi les auditeurs de Jésus d’autres personnes avec les malades, mais ce n’est pas le cas.) Jésus ne maudit personne. Mais il y a chez tout malade et possédé par un esprit impur un riche qui n’a pas besoin de recevoir pour vivre, qui omet que vivre n’est pas un dû, une possession effective ou pas, mais un don.

Pour entendre et recevoir et vivre du don de Dieu, les massacrés de l’existence sont les mieux placés. Comment pourraient-ils vivre si Dieu ne se donnait, eux qui n’ont rien, nous qui n’avons rien. Ceux qui se pensent justes, ceux qui sont en bonne santé, ont tout ce qu’il faut pour vivre ‑ reconnaissance, joie, biens, satiété - ne manquent de rien, où pensent être justes, pensent ne manquer de rien. Leurs mains pleines ne peuvent plus rien recevoir. Aussi, ils ne peuvent pas entendre le Dieu qui se donne. Ce n’est pas un hasard s’ils ne sont pas là avec les disciples, les malades et possédés par les esprits impurs, et ne peuvent écouter Jésus.*

Oui, il faut couper, tailler, se détacher, se vider les mains des richesses, non pas les richesses fallacieuses seulement, mais celles qui rendent la vie bonne. Ce n’est pas que Dieu reprenne. C’est que nous ne sommes disciples qu’à recevoir. Et pour recevoir toujours, impossible de posséder, d’avoir les mains pleines, même du meilleur.

Dieu ne reprend pas. L’accueillir suppose que l’on vive de recevoir. C’est cela croire. Vivre de recevoir, vivre de la confiance en celui qui se donne. Les pauvres ne sont pas heureux de leur misère mais de ce qu’ils sont en situation d’accueillir celui qui se donne’, ils sont heureux, parce qu’il se donne effectivement, s’est déjà donné ; c’en est fini des indigences et des pleurs.

 

 

*L’évangile écrit l’histoire du côté des perdants de l’existence. Du coup, les vainqueurs disparaissent. Et la liturgie les faits réapparaître ! L’évangile n’est pas misérabiliste, revanche et prise de pouvoir des minables qui imposent par les béatitudes la nouvelle loi. Il apprend à écrire l’histoire autrement, telle qu’elle se passe en effet, pour les massacrés de l’existence. N’y a-t-il que des massacrés de la vie ? En tout cas, personne n’échappe, au minimum, à la puissance destructrice du péché. Personne ne peut se penser dégagés de ce mal, pur, juste comme dirait Jésus. Dans les versets omis, nous avons remarqués qu’il y a beaucoup de monde, que des massacrés de l’existence.
Nombre des chrétiens ne comprennent pas la situation des victimes des pédocriminels. Et c’est la même chose avec les femmes, ou les homos (quoiqu’il en soit à propos du mensonge incroyable dénoncé par exemple par Sodoma). Il s’agit d’écrire l’histoire pour changer l’Eglise et la société, à partir des « blessés de la vie » comme on disait sous Jean-Paul II. On désignait ainsi tous ceux qui ne vont pas bien, soit du fait de la maladie, du handicap, soit parce qu’ils ne sont pas dans les clous de la norme ecclésiale. Tous dans le même sac, dont on n’est pas vraiment ; la preuve : l’Eglise, dans sa magnanimité, se penche vers eux, extérieure à eux. Que dit-on lorsque l’on dit que l’Eglise a entendu les victimes, si ce n’est que les victimes ne sont pas l’Eglise, mais ceux que l’Eglise écoute ? Il n’y a pas l’Eglise, qui se penche sur le sort de ces malheureux dont enfin elle entend le cri. Il y a les méprisés qui sont l’Eglise (ou du moins le Christ secouru ou méprisé dans ses frères et sœurs) et qui éprouvent avec la mort le soulèvement, le relèvement, anastasis. L’écriture de l’histoire du côté des perdants induit une théologie de la libération, la libération par la foi. C’est une affaire de précision historique, de justice et de pratique évangélique.

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