30/08/2024

Le piège du pur et de l'impur (22ème dimanche du temps)


Il y a des choses pures, et d’autre impures. Il y a des choses convenables et d’autres qui ne se font pas, ne peuvent même pas être envisagées. Il y a ce l’on admet et ce qui est inadmissibles, voire non-négociable.

Le monde est-il ainsi, en noir et blanc ? Les nuances de gris sont innombrables. La diversité des situations nous voit ‑ et heureusement ‑ non seulement avaler beaucoup de couleuvres, mais, positivement, dépasser ce que l’on pensait intangible. Ce qui n’est pas négociable varie parce que l’on ne peut pas toujours être en guerre, parce qu’il faut bien négocier, parce que l’amour et l’unité valent plus que la vérité ‑ ce que l’on prend pour la vérité et qui s’imposerait contre tout. Si c’est mon enfant, mes parents, mon ami qui se retrouvent « impur », en dehors des clous, vais-je rompre avec eux au nom des principes ?

« Amour et vérité se rencontrent, justice et paix s’embrassent ». Il est des manières d’avoir raison qui nous font avoir tort, jusqu’au crime. La réciproque est moins vraie, au point qu’Augustin, pas vraiment du genre laxiste, écris : « aime et fais ce que tu veux ».

A travers la dichotomie du pur et de l’impur, du légitime ou non, du contre-nature ou non, etc, s’expriment nos convictions les plus intimes, ce qui nous révulse, que l’on pense et vit comme un repoussoir, et ce qui nous meut, nous motive au plus profond. Ce plus intime s’entend et personnellement et collectivement, touche chacun dans ce qu’il a de plus propre et dans sa communauté, l’ensemble des personnes avec lesquelles il vit et se perçoit en relation. Cela s’appelle l’identité et l’on sait que l’on n’y touche pas impunément.

L’intimité concerne ce qui caractérise la vie humaine, particulièrement perceptible dans des situations cardinales ou limites : la naissance, la nourriture, le sexe, la violence, la mort, la fête, le divin. Même dans nos sociétés où presque plus personne ne produit sa nourriture, élève et tue les bêtes qu’il mange, prélève sur la nature les fruits et légumes, le repas demeure un moment symboliquement fort, loin de se réduire sa fonction alimentaire, surtout lorsqu’il est partagé avec des amis… ou des ennemis.

Ce plus intime et ce que nous voulons et pensons ensemble, on accordera que cela s’appelle le sacré. Je devrais sans doute étayer davantage l’affirmation, mais on ne peut tout dire ou montrer dans une homélie. J’espère que ne paraîtra pas indu le passage du pur et de l’impur, et autres dichotomies du même genre au sacré.

En s’en prenant aux règles de pureté, notamment alimentaires, en les renversant même ‑ puisque Marc commente en précisant que Jésus « ainsi déclarait purs tous les aliments » (un verset omis par le texte liturgique) ‑, Jésus ne fait pas que renvoyer les pharisiens à leur soi-disant hypocrisie, ignorance de la loi de Dieu au profit de la tradition des hommes. Il s’attaque à ce qui se joue au plus intime de la vie de chacun et de sa communauté d’identité, le sacré.

Il est tellement évident qu’il n’y a pas le pur et l’impur, que le pays de Candy avec les méchants et les gentils, ça n’existe pas. Et ne parlons pas de la pureté menstruelle ! Il est tellement évident que les pharisiens et les scribes ne sont pas dans l’hypocrisie à suivre la tradition, ils ne sont pas moralement coupables, mais pris dans les contradictions du sacré. Ce n’est pas tant eux qui sont hypocrites, que tout discours et attitudes et actions dès lors que l’on pense le monde avec la catégorie de sacré, représentée par la distinction étanche du pur et de l’impur.

L’identité, c’est sacré. Les coutumes de nos pères, c’est sacré. Mon intimité, la famille, l’état de droit, c’est sacré. Etc. Tout ce qui compte relève du sacré, du préservé, réservé, intangible, intouchable non-négociable. La rencontre de l’étranger, de l’étrange, met en péril ces évidences au point d’être agression et de provoquer des crispations et même la violence.

Le renversement du sacré met l’homme face à ses responsabilités, le place devant ce qu’il fait, lui, du bien et du mal, qui ne sont pas définis par des règles intangibles, extérieures à l’homme, qu’il suffirait de respecter, quitte à se retrouver à agir contrairement à la morale la plus élémentaire, comme l’assistance à ses proches (autre verset omis par la liturgie). Renverser le sacré c’est penser le jugement éthique, non selon une objectivité extérieure, mais selon la relation et l’intention où prennent place pensées, positionnements, actes.

Renverser le sacré, c’est aussi, mettre à bas le fonctionnement religieux de l’humanité et de la société, et cela est fort dangereux. Jésus est condamné pour sacrilège et exécuté.

23/08/2024

« Cette parole est rude ! » Laquelle ? (21ème dimanche du temps)


 

« Cette parole est rude ! Qui peut l’entendre ? » (Jn 6, 59-69)

Quelle est la rude ou la dure parole inaudible, celle dont des disciples doutent qu’il y ait quelqu’un pour l’entendre ? Le chapitre étant plus que bien structuré, enseignement à la synagogue de Capharnaüm, nous devrions la retrouver facilement.

Or il n’en est rien. Le bel ordonnancement du texte ne met que davantage en évidence plusieurs incohérences, toutes voulues dans le but d’interroger, de faire que le lecteur s’interroge. Première incohérence, il semble que ce soit aux disciples que Jésus s’adresse ; ils l’ont suivi depuis l’autre côté du lac. Non seulement ils apprennent la discipline de Jésus, mais aussi le suivent, sequela Christi. Cependant, ils disparaissent pendant l’enseignement – à moins qu’ils soient désignés comme « les Juifs » – et réagissent à ce qui a été dit puisqu’ils jugent dure la parole du maître.

Deuxième incohérence, les interlocuteurs de Jésus, « les Juifs » font référence à un autre pain, venu du ciel lui aussi, dont le nom est une interrogation, on mange du mann hou, du « qu’est-ce que c’est ? » Mais personne ne s’interroge. On est juste scandalisé.

Troisième incohérence, l’évangéliste construit le discours dit du pain de vie sur un quiproquo comme il en a l’habitude. Manger la chair et boire le sang serait proprement délirant. Pain de vie, chair à manger, sang à boire : de quoi s’agit-il ? Le premier degré n’est pas possible à moins de s’entêter bêtement, de refuser d’entendre et partant de croire. Moïse avait enseigné que la parole est un pain qui sort de la bouche du Seigneur et dont l’homme vit.

Mauvaise foi mise à part, il n’est pas possible de gober l’enseignement au premier degré. L’auditeur est obligé à la rencontre, à la confiance. Si on ne croit pas celui qui parle, il n’y a pas d’écoute possible. De surcroît, on ne trouve pas de parole dure dans le discours du pain de vie. Rien d’exigeant, pas de commandement qui imposerait de tout quitter, de renoncer à sa vie, de faire des ennemis des frères, de pardonner toujours, d’aimer toujours, de prendre la dernière place, de se faire serviteur, esclave même, de perdre sa vie. Les réactions, murmures, et même propos tout haut ne dénoncent rien de tout cela.

Le discours n’a dit qu’une chose. L’humanité ne vit que de recevoir, de se recevoir, forcément de qui elle n’est pas. L’homme passe l’homme infiniment en langage pascalien. Vivre, les vivres qui font vivre, c’est toujours un don. Y compris les marmites de viande, le pain à satiété et les oignons d’Egypte. Rares ceux qui vivent en autarcie, et quand bien même, la terre leur donne son fruit, l’homme ne le fait pas de rien. Vivre n’est pas seulement biologique, ingestion et digestion. La vie est une parole à nous adressée. Sans croire l’autre, qui me l’adresse, en refusant la confiance qui me fait l’accueillir comme bonne, je meurs.

Le pain vient toujours du ciel, don inespéré, don qui révèle la vie comme pas seulement physiologie, mais relation, confiance, foi. Et le discours le dit ; « Il a la vie, celui qui croit » Voilà la parole dure : l’humain n’est pas self-made-man et vivre c’est croire, se fier, être ouvert. Le plus court chemin de soi à soi passe par autrui (formule ricœurienne). Vivre manger, c’est recevoir et non prendre, c’est venir après, précédé ; un premier est grâce.

Un don est vie, fait vivre. C’est n’est pas moi qui me suis fait en gagnant ma vie, en me forgeant une personnalité. L’identité se reçoit de celui que je ne suis pas. C’est insupportable à qui cultive la religion de ses pères, en appelle à la pureza, limpioza de sangre, ne veut rien avoir en commun avec les étrangers, confond tradition et image qu’il se fait du passé.

La mendicité est le mode humain de l’existence, croire est synonyme de vivre, on n’existe que par autrui, l’identité n’est jamais personnelle mais toujours reçue, voilà qui est hier comme aujourd’hui, est dure à entendre.

Jésus n’invente rien. Il reprend des termes deutéronomiques, mais effectue un recadrage qui les sort d’un sens strictement religieux. Avec Dieu, ce n’est pas affaire de religion mais de vie, affaire de rite mais de relation. Avec Dieu, pas de sacrifice, mais le don que, lui, fait ; mieux, le don qu’il fait de lui-même. Dès lors que Dieu se donne en un homme comme vivres, comme vie, ce n’est plus une religion, c’est la vie, seulement elle, l’ordinaire comme lieu du Très haut. Fin des religions : elle est dure cette parole, qui pourra l’entendre.


16/08/2024

Manger la chair et boire le sang (20ème dimanche du temps)

Pélican eucharistique, Pérou, depuis 1766 à Otxandio (Espagne)

 

La chose la plus étrange, titre d’un ouvrage de M. Bellet sur l’eucharistie. Pensez donc ! « Comment celui-là peut-il nous donner sa chair à manger ? » Et Jésus d’en rajouter une couche : manger sa chair et boire son sang (Jn 6. 51-58)

Est-ce si étrange ? Le pélican nourrit ses petits des poissons qu’il a entreposés en son sein, laissant penser qu’il se donne lui-même en nourriture. Ainsi la nature présente aux disciples l’exemple de ce qu’ils confessent.

Plus littéralement, le lait maternel, de ce qui est chair, nourrit. La médecine, dans la greffe ou la transfusion sanguine, fait que certains vivent de la chair ou du sang donné pour la vie. Tout aussi concrètement, même si c’est au second degré, les parents se donnent pour que leurs enfants vivent, et combien dans la société, se laissent bouffer, se font sucer le sang, exploités.

La vie ne se donne pas que dans la procréation, elle sourd de ce que chacun offre, de ce que chacun s’offre. Parfois, c’est même trop, ou mal situé : il me gave, celui-là ! On sait plus souvent dire les excès – je me suis fait bouffer, il nous gave – que l’ordinaire de la vie. Que l’on n’imagine pas, faute de mots, que cet ordinaire n’est pas. Ce n’est pas parce que l’on ne dit quasiment jamais que l’autre s’est donné en nourriture, qu’il n’en est rien.

Je me rappelle tant de fois où je me suis nourri et même régalé en de succulents banquets ou d’intimes repas, à recevoir la vie de l’autre, sa pensée, sa présence, son dynamisme. Combien de fois j’ai regretté de n’avoir pas faim, ou, enfant capricieux, déclaré ne pas aimer ce que l’on me servait ! Lorsque l’on est conscient au moment même du partage, que chair et sang font vivre, c’est la jubilation des gourmets. C’est une gourmande disent les machistes de celle qu’ils reluquent et méprisent. Inversement et tendrement, on mange de baisers, on dévore le petit enfant.

L’amour a pour vocabulaire la nourriture, pour le meilleur et pour le pire. Les maladies de la nourriture (anorexie, boulimie) sont des maladies de la relation. Manger la chair et boire le sang est une affaire d’amour (à moins qu’il ne s’agisse d’un viol, d’une destruction, perversion de l’amour). « En ce sens, la faim ne constitue pas d’abord une détresse, mais une bénédiction car le plus mortifère serait […] l’inappétence, où la vie se consume et se détruit elle-même dans le refus de recevoir. » (J.-L. Chrétien) Olivier Py parle à l’inverse de la gourmandise, péché capital : qu’est-ce qui mange en moi lorsque je n’ai pas faim ? La peur de manquer parce que l’autre pourrait faire défaut. « Faim de la justice : huitième béatitude. » (Pascal) L’amour, la justice et la vie se disent par le repas ; inversement les vivres font vivre.

C’est eucharistique ! La célébration chrétienne n’a pas de geste réservé, auquel elle seule recourt, une chose si étrange, mais puise dans le commun de l’expérience. Jésus ne crée aucun rite ; il parle au plus charnel, au plus humus de l’humain. Ainsi est révélé le divin en chacun, dans toute vie, même chaotique ; la fraction du pain en est sacrement.

Que Jésus, sa manière de vivre, sa parole, soit nourriture, non seulement source d’énergie pour agir, mais inspiration pour mener sa vie, combien depuis deux mille ans en font le récit ! Non seulement son style de vie est combustible pour persévérer dans l’existence (par exemple la contemplation de l’homme aux douleurs qui soutient les souffrants), mais ce qu’il donne à voir de l’humanité nourrit qui, à sa suite ou non, s’emploie à faire de ce monde un Eden, ne se résout pas à la violence et la mort. « Bien qu’ils soient mortels, les humains n’ont plus le goût de la mort. » (Bellet)

C’est ainsi, les vivants ne sont ni autonomes, ni autarciques. Il se nourrissent, existent, de la chair, du sang, de la vie des autres. Personne n’est seul dans son cabinet cartésien de réflexion ou self-made-man. Plus on le prétend, plus l’on veut ne rien devoir à personne, plus on est ogre à détruire les autres. Il arrive que certains en abusent, goujats et criminels.

Dans le sacrement de la table partagée, on ne saura « goûter comme est bon le Seigneur » si l’on ne communie pas à la chair des autres. La chair du fils de l’homme est celle de l’humanité. « Il est né d’une femme » dit Paul. Il y a de quoi être dégoûté par cette chair, je l’accorde, mais Dieu a tant aimé le monde. Jésus a partagé sa table avec les criminels, les pécheurs, les prostituées. Qui n’a que dégoût par cette chair ne pourra se régaler des viandes succulentes et des vins capiteux du banquet messianique, parce que celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, ne peut aimer Dieu qu’il ne voit pas.

Ils sont synonymes ces deux versets des psaumes, puisque les deux commandements ne font qu’un : « Comme il est bon pour des frères [et sœurs] de vivre ensemble et d’être unis ». « Goûtez et voyez comme est bon le Seigneur. »

14/08/2024

Tu ne jugeras pas


Deux images. Sans légende. On peut ne pas connaître qui est photographié. Leur juxtaposition interroge. Que veut-on dire ? 

La seconde pourrait ne pas interroger. Et pourquoi donc ? Est-ce si commun une famille unie pour que l'on ne s'étonne pas de ce qu'elle pourrait être celle d'une mère célibataire, ou une famille recomposée.

C'est que l'image cache autant qu'elle ne montre. Et avant d'en faire l'exégèse, avant de publier la réaction à ce que l'on voit, on pourrait chercher ce que l'on ne voit pas.

La première photo ne nécessite guère que l'on sache qui est sous l'objectif, encore qu'il semble que la vie des deux adultes soit mue par une certaine idée de l'éthique.

La deuxième photo, après identification, montre un des hommes les plus riches de la planète, père de douze enfants, certains né par PMA et peut-être même GPA (mère porteuse). L'homme marié en 2000 à presque trente ans a vécu depuis avec sept femmes, dont trois sont mères de ses enfants. L'homme n'a pas peur des fake-news, des théories complotistes, défendant un Occident qui se meurt de ne pas assez engendre, en guerre contre ce qui contredirait les "valeurs" de cet Occident, dont sa vie personnelle n'apparaît cependant pas une plaidoirie crédible !

J'aime à poser ces photos. Non pour qu'on juge, qu'on ait un avis sur ce que sont "ces gens-là". Juste pour qu'on s'interroge sur son propre jugement, sur le point de départ, le point de vue (où l'on entend qu'il n'y a point de vue) duquel on juge ce qu'on prétend voir et qu'on n'a peut-être pas vu (ne serait-ce que parce que ce n'est pas visible).

"Tu ne jugeras pas."

09/08/2024

Croire (19ème dimanche du temps)

René Magrite, L'acte de foi (1960)

 

« Il a la vie éternelle, celui qui croit. » (Jn 6, 41-51) Un demi-verset de Jean et de multiples difficultés d’interprétation. Croire et vie éternelle sont des termes connus ; on sait tous ce que cela signifie, même ceux qui ne croient pas. Et pourtant. Le verbe n’a pas de complément. Croire en quoi, en qui ? Il croit quoi, celui qui a la vie éternelle ? On ne parle pas de croire en Jésus, de croire Jésus ou le Père. On ne parle pas d’un credo ni d’un corps de doctrine.

De quelle foi s’agit-il ? L’enjeu est de taille, rien moins que la vie éternelle ! Comme il n’y a pas d’objet du croire, ou plutôt que l’objet n’a pas à être déterminé et que seul importe l’acte, on peut légitimement penser que la vie éternelle n’est pas le résultat de la foi en ceci ou cela, en Dieu, celle qui est professée par exemple au baptême. Le croyant n’est pas le disciple de Jésus qui « sait en quoi il a mis sa foi » (2 Tim 1, 12).

Entre nous soit dit, ce serait pour le moins présomptueux : nous ne savons jamais en qui nous mettons notre foi. Puisqu’il s’agit de croire, cela échappe, n’est pas disponible comme un savoir. Notons en outre que l’on peut savoir que l’autre ne nous juge pas, mais c’est une autre affaire de le croire ! On peut ne pas croire aux fantômes et en avoir peur !

Définir la religion comme une foi est une originalité chrétienne qui plonge ses racines dans l’évangile de Jean. Mais là, dans l’emploi absolu du verbe croire, Jésus dit quelque chose plus original encore. La vie éternelle (ici, maintenant, non pas demain ‑ « il a la vie éternelle ») est affaire de relation, de confiance, d’ouverture. Celui qui croit n’est pas maître de lui-même, de sa vie, du monde. Il croit ce(ux) qu’il n’est pas ; puisque rien n’est préciser, il faut dire : il s’en remet. Le croyant vit non comme ceux qui disposent, mais en se remettant, en se mettant à disposition, en suspendant la maîtrise du monde, des autres, de soi. Il n’est pas question d’être irresponsables, mais la vérité de l’existence, « la vie éternelle », n’est pas en nous ; l’identité n’est pas en nous, mais dans l’ouverture à ce qui advient.

Il y a tellement de croyants (qui ont un credo) qui ne croient pas. Ils savent ce qu’il faut croire, ils pratiquent les rites. Mais ils ne s’en remettent jamais. Il y a des non-croyants qui sont conformés par l’ouverture où s’entend ce qui appelle, devance, fait sortir de soi-même comme un exode ou un exil. On ne reviendra pas à la maison. On n’a plus de maison. « La route va devant, sans argent ni bagage, et toujours de passage, plus libre que le vent ». On pourrait être croyant, « avoir la vie éternelle » sans rien savoir de Jésus ‑ en le combattant même à cause de ce qu’en disent et montrent ses disciples ‑, fidèle à l’audace de s’en remettre.

Ce qui est institué, l’institution, rate la cible du croire, pèche de ne pas croire. Se défier des institutions est sans doute une pratique du croire. Non que j’imagine une humanité sans institutions. Elles s’imposent dès lors que l’on n’est plus de deux. Elles sont nécessaires pour lutter contre la voracité des forts, à moins que les plus forts se les soumettent pour mieux écraser les autres. Chacun transposera ces mots de Schubert contre les éditeurs et critiques musicaux, institutions économiques et culturelles. « Si seulement on pouvait attendre la moindre décence de ces "marchands d’art". Mais les sages et bienveillantes dispositions de l’Etat ont clairement et sciemment veillé à ce qu’un artiste demeure toujours esclave du moindre de ces trafiquants Ce que je hais du fond du cœur est cette étroitesse d’esprit qui fait croire à tant de misérables que seul ce qu’ils font est bien, le reste ne valant rien. »

L’institution organise, confond son organisation et l’ordre du monde, bouche le trou des questions et du sens alors qu’il s’agit de le laisser béants. Il faudrait des réponses si l’on ne veut pas finir fou, une légitimité pour trancher l’indécidable. Je ne parle pas de croire en l’institution (ainsi que les traducteurs nous font dire je crois en l’Eglise ! il n’a jamais été question de cela dans l’évangile ou le credo en grec ou en latin). Peut-on croire avec l’institution, avec l’Eglise ? Le Grand Inquisiteur de Dostoïevski aura répondu…

Croire c’est avancer sur un chemin non tracé, dont celui des migrants donne aujourd’hui comme hier une idée. L’épître aux Hébreux, parlant des croyants, dit d’Abraham qu’il partit vers un pays qu’il ne savait pas et de Moïse qu’il resta inébranlable, comme s’il voyait l’invisible.

Croire c’est avancer sur ce chemin où la nouveauté fait naître de nouveau, soit parce que, moribond, on n’a pas le choix si l’on veut vivre encore, soit parce que, libéré de toute identité, personnelle et institutionnelle, on se livre à l’aventure où n’importent ni l’ordre, ni le sens, mais amour et justice, vérité et paix.

 

 

Résonance

M. Bellet, Un chemin sans chemin, Bayard, Paris 2016

Dieu – quel Dieu ? En vérité, sur ce chemin-ci, Dieu semble disparaître, en tout cas s’absenter de tout ce qu’on lui attribue. Il se tait. Parler de « Dieu personnel » est une équivoque totale ; pour l’homme contemporain, c’est faire de Dieu une sorte d’individu énorme, qui ne peut que nous écraser. Ce qui fait la force de Dieu, c’est son absence, c’est qu’il n’est pas ici ou là, ceci ou cela ; il n’est que l’ouverture, l’ouverture toujours s’ouvrant qui interdit aux humains – bienheureux interdit – de verrouiller l’enclos qui autorisera toutes les certitudes.
Le lien entre Jésus et Dieu est grande affaire dans la doctrine chrétienne. Ce qui en apparaît, ici et pour le moment, est que l’homme Jésus nous débarrasse de tout l’encombrement divin. L’homme suffit, pourvu que l’homme soit la présence de cet insaisissable ou la foi primordiale pressentait la source.
L’éthique, dans un tel espace, est plus que l’éthique. Elle ne commence pas par l’obligation, elle commence par l’attrait et le désir, la fraternité, la fraternité universelle, elle n’est pas d’abord un fardeau. C’est ce qu’on souhaite, c’est ce qui donne bon goût à la vie, c’est préférence plutôt qu’exigence. C’est ainsi que peut s’entendre le thème de la grâce, si présent chez saint Paul. Aimer est d’abord un don, non un devoir. […]
Apparaît comme un vide de pensée, un espace dont on ne sait rien, sinon qu’il doit être et que notre parole, notre présence ont un rapport avec lui. C’est hors de toute référence religieuse, c’est sans Dieu. Non pas athée, ce qui est encore une position théologique, mais en dehors de tout ce qui peut se dire ou s’explorer par là. Reste une disposition de l’être humain à ce qui peut advenir, cette non-clôture qui protège des dogmatismes et de la surdité. Si c’est raison, c’est une raison elle-même ouverte et prête à tout. 68 et 70

Ce qui s’entend de l’Evangile, c’est un appel à vivre ; mais la vie y apparaît non comme une force brutale, une volonté de puissance, une sagesse totalitaire, etc., mais comme une générosité fondamentale, envers les autres, envers soi, envers toute la création. Tout ce qui se tenait dans la religion paraît passer en cet acte, où une énergie nouvelle veut faire advenir cet humain, délivré de la tristesse, de la faute, de la cruauté, bref de l’en bas. Si l’on nomme Dieu, c’est un Dieu qui nous est présent par cette humanité-là. Et si l’on cherche celui qui en témoigne, n'est-ce pas ce Christ qui, par-delà le Jésus d’autrefois, est l’advenue de cette humanité ? (Mais nous savons avec quelle prudence il faut prononcer ces noms-là, pour qu’ils ne traînent pas avec eux ce qui est fuite ou empêchement.)
[…] C’est dans ce monde où nous sommes que nous avons à vivre, pas dans les rêves d’un ailleurs, ou d’un au-delà. […] Même l’horreur ne nous décourage pas, car ce qui importe, c’est de travailler à ce qu’elle cesse : là est la vérité de ce que nous croyons de l’homme. C’est ouvert en amont – aucune mémoire ne nous effraie. L’archaïque, en chacun de nous et en tous, n’est pas un paradis perdu, mais un nœud d’énorme violence et d’angoisse. C’est énergie : nous saurons la libérer pour qu’elle serve notre liberté ? C’est ouvert de tous les côtés : vers tous les humains, sans exception ; mais pour cela même, en un lien entre tous ceux qui partagent le même goût et la même volonté. 95-96