09/08/2024

Croire (19ème dimanche du temps)

René Magrite, L'acte de foi (1960)

 

« Il a la vie éternelle, celui qui croit. » (Jn 6, 41-51) Un demi-verset de Jean et de multiples difficultés d’interprétation. Croire et vie éternelle sont des termes connus ; on sait tous ce que cela signifie, même ceux qui ne croient pas. Et pourtant. Le verbe n’a pas de complément. Croire en quoi, en qui ? Il croit quoi, celui qui a la vie éternelle ? On ne parle pas de croire en Jésus, de croire Jésus ou le Père. On ne parle pas d’un credo ni d’un corps de doctrine.

De quelle foi s’agit-il ? L’enjeu est de taille, rien moins que la vie éternelle ! Comme il n’y a pas d’objet du croire, ou plutôt que l’objet n’a pas à être déterminé et que seul importe l’acte, on peut légitimement penser que la vie éternelle n’est pas le résultat de la foi en ceci ou cela, en Dieu, celle qui est professée par exemple au baptême. Le croyant n’est pas le disciple de Jésus qui « sait en quoi il a mis sa foi » (2 Tim 1, 12).

Entre nous soit dit, ce serait pour le moins présomptueux : nous ne savons jamais en qui nous mettons notre foi. Puisqu’il s’agit de croire, cela échappe, n’est pas disponible comme un savoir. Notons en outre que l’on peut savoir que l’autre ne nous juge pas, mais c’est une autre affaire de le croire ! On peut ne pas croire aux fantômes et en avoir peur !

Définir la religion comme une foi est une originalité chrétienne qui plonge ses racines dans l’évangile de Jean. Mais là, dans l’emploi absolu du verbe croire, Jésus dit quelque chose plus original encore. La vie éternelle (ici, maintenant, non pas demain ‑ « il a la vie éternelle ») est affaire de relation, de confiance, d’ouverture. Celui qui croit n’est pas maître de lui-même, de sa vie, du monde. Il croit ce(ux) qu’il n’est pas ; puisque rien n’est préciser, il faut dire : il s’en remet. Le croyant vit non comme ceux qui disposent, mais en se remettant, en se mettant à disposition, en suspendant la maîtrise du monde, des autres, de soi. Il n’est pas question d’être irresponsables, mais la vérité de l’existence, « la vie éternelle », n’est pas en nous ; l’identité n’est pas en nous, mais dans l’ouverture à ce qui advient.

Il y a tellement de croyants (qui ont un credo) qui ne croient pas. Ils savent ce qu’il faut croire, ils pratiquent les rites. Mais ils ne s’en remettent jamais. Il y a des non-croyants qui sont conformés par l’ouverture où s’entend ce qui appelle, devance, fait sortir de soi-même comme un exode ou un exil. On ne reviendra pas à la maison. On n’a plus de maison. « La route va devant, sans argent ni bagage, et toujours de passage, plus libre que le vent ». On pourrait être croyant, « avoir la vie éternelle » sans rien savoir de Jésus ‑ en le combattant même à cause de ce qu’en disent et montrent ses disciples ‑, fidèle à l’audace de s’en remettre.

Ce qui est institué, l’institution, rate la cible du croire, pèche de ne pas croire. Se défier des institutions est sans doute une pratique du croire. Non que j’imagine une humanité sans institutions. Elles s’imposent dès lors que l’on n’est plus de deux. Elles sont nécessaires pour lutter contre la voracité des forts, à moins que les plus forts se les soumettent pour mieux écraser les autres. Chacun transposera ces mots de Schubert contre les éditeurs et critiques musicaux, institutions économiques et culturelles. « Si seulement on pouvait attendre la moindre décence de ces "marchands d’art". Mais les sages et bienveillantes dispositions de l’Etat ont clairement et sciemment veillé à ce qu’un artiste demeure toujours esclave du moindre de ces trafiquants Ce que je hais du fond du cœur est cette étroitesse d’esprit qui fait croire à tant de misérables que seul ce qu’ils font est bien, le reste ne valant rien. »

L’institution organise, confond son organisation et l’ordre du monde, bouche le trou des questions et du sens alors qu’il s’agit de le laisser béants. Il faudrait des réponses si l’on ne veut pas finir fou, une légitimité pour trancher l’indécidable. Je ne parle pas de croire en l’institution (ainsi que les traducteurs nous font dire je crois en l’Eglise ! il n’a jamais été question de cela dans l’évangile ou le credo en grec ou en latin). Peut-on croire avec l’institution, avec l’Eglise ? Le Grand Inquisiteur de Dostoïevski aura répondu…

Croire c’est avancer sur un chemin non tracé, dont celui des migrants donne aujourd’hui comme hier une idée. L’épître aux Hébreux, parlant des croyants, dit d’Abraham qu’il partit vers un pays qu’il ne savait pas et de Moïse qu’il resta inébranlable, comme s’il voyait l’invisible.

Croire c’est avancer sur ce chemin où la nouveauté fait naître de nouveau, soit parce que, moribond, on n’a pas le choix si l’on veut vivre encore, soit parce que, libéré de toute identité, personnelle et institutionnelle, on se livre à l’aventure où n’importent ni l’ordre, ni le sens, mais amour et justice, vérité et paix.

 

 

Résonance

M. Bellet, Un chemin sans chemin, Bayard, Paris 2016

Dieu – quel Dieu ? En vérité, sur ce chemin-ci, Dieu semble disparaître, en tout cas s’absenter de tout ce qu’on lui attribue. Il se tait. Parler de « Dieu personnel » est une équivoque totale ; pour l’homme contemporain, c’est faire de Dieu une sorte d’individu énorme, qui ne peut que nous écraser. Ce qui fait la force de Dieu, c’est son absence, c’est qu’il n’est pas ici ou là, ceci ou cela ; il n’est que l’ouverture, l’ouverture toujours s’ouvrant qui interdit aux humains – bienheureux interdit – de verrouiller l’enclos qui autorisera toutes les certitudes.
Le lien entre Jésus et Dieu est grande affaire dans la doctrine chrétienne. Ce qui en apparaît, ici et pour le moment, est que l’homme Jésus nous débarrasse de tout l’encombrement divin. L’homme suffit, pourvu que l’homme soit la présence de cet insaisissable ou la foi primordiale pressentait la source.
L’éthique, dans un tel espace, est plus que l’éthique. Elle ne commence pas par l’obligation, elle commence par l’attrait et le désir, la fraternité, la fraternité universelle, elle n’est pas d’abord un fardeau. C’est ce qu’on souhaite, c’est ce qui donne bon goût à la vie, c’est préférence plutôt qu’exigence. C’est ainsi que peut s’entendre le thème de la grâce, si présent chez saint Paul. Aimer est d’abord un don, non un devoir. […]
Apparaît comme un vide de pensée, un espace dont on ne sait rien, sinon qu’il doit être et que notre parole, notre présence ont un rapport avec lui. C’est hors de toute référence religieuse, c’est sans Dieu. Non pas athée, ce qui est encore une position théologique, mais en dehors de tout ce qui peut se dire ou s’explorer par là. Reste une disposition de l’être humain à ce qui peut advenir, cette non-clôture qui protège des dogmatismes et de la surdité. Si c’est raison, c’est une raison elle-même ouverte et prête à tout. 68 et 70

Ce qui s’entend de l’Evangile, c’est un appel à vivre ; mais la vie y apparaît non comme une force brutale, une volonté de puissance, une sagesse totalitaire, etc., mais comme une générosité fondamentale, envers les autres, envers soi, envers toute la création. Tout ce qui se tenait dans la religion paraît passer en cet acte, où une énergie nouvelle veut faire advenir cet humain, délivré de la tristesse, de la faute, de la cruauté, bref de l’en bas. Si l’on nomme Dieu, c’est un Dieu qui nous est présent par cette humanité-là. Et si l’on cherche celui qui en témoigne, n'est-ce pas ce Christ qui, par-delà le Jésus d’autrefois, est l’advenue de cette humanité ? (Mais nous savons avec quelle prudence il faut prononcer ces noms-là, pour qu’ils ne traînent pas avec eux ce qui est fuite ou empêchement.)
[…] C’est dans ce monde où nous sommes que nous avons à vivre, pas dans les rêves d’un ailleurs, ou d’un au-delà. […] Même l’horreur ne nous décourage pas, car ce qui importe, c’est de travailler à ce qu’elle cesse : là est la vérité de ce que nous croyons de l’homme. C’est ouvert en amont – aucune mémoire ne nous effraie. L’archaïque, en chacun de nous et en tous, n’est pas un paradis perdu, mais un nœud d’énorme violence et d’angoisse. C’est énergie : nous saurons la libérer pour qu’elle serve notre liberté ? C’est ouvert de tous les côtés : vers tous les humains, sans exception ; mais pour cela même, en un lien entre tous ceux qui partagent le même goût et la même volonté. 95-96

 

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