16/08/2024

Manger la chair et boire le sang (20ème dimanche du temps)

Pélican eucharistique, Pérou, depuis 1766 à Otxandio (Espagne)

 

La chose la plus étrange, titre d’un ouvrage de M. Bellet sur l’eucharistie. Pensez donc ! « Comment celui-là peut-il nous donner sa chair à manger ? » Et Jésus d’en rajouter une couche : manger sa chair et boire son sang (Jn 6. 51-58)

Est-ce si étrange ? Le pélican nourrit ses petits des poissons qu’il a entreposés en son sein, laissant penser qu’il se donne lui-même en nourriture. Ainsi la nature présente aux disciples l’exemple de ce qu’ils confessent.

Plus littéralement, le lait maternel, de ce qui est chair, nourrit. La médecine, dans la greffe ou la transfusion sanguine, fait que certains vivent de la chair ou du sang donné pour la vie. Tout aussi concrètement, même si c’est au second degré, les parents se donnent pour que leurs enfants vivent, et combien dans la société, se laissent bouffer, se font sucer le sang, exploités.

La vie ne se donne pas que dans la procréation, elle sourd de ce que chacun offre, de ce que chacun s’offre. Parfois, c’est même trop, ou mal situé : il me gave, celui-là ! On sait plus souvent dire les excès – je me suis fait bouffer, il nous gave – que l’ordinaire de la vie. Que l’on n’imagine pas, faute de mots, que cet ordinaire n’est pas. Ce n’est pas parce que l’on ne dit quasiment jamais que l’autre s’est donné en nourriture, qu’il n’en est rien.

Je me rappelle tant de fois où je me suis nourri et même régalé en de succulents banquets ou d’intimes repas, à recevoir la vie de l’autre, sa pensée, sa présence, son dynamisme. Combien de fois j’ai regretté de n’avoir pas faim, ou, enfant capricieux, déclaré ne pas aimer ce que l’on me servait ! Lorsque l’on est conscient au moment même du partage, que chair et sang font vivre, c’est la jubilation des gourmets. C’est une gourmande disent les machistes de celle qu’ils reluquent et méprisent. Inversement et tendrement, on mange de baisers, on dévore le petit enfant.

L’amour a pour vocabulaire la nourriture, pour le meilleur et pour le pire. Les maladies de la nourriture (anorexie, boulimie) sont des maladies de la relation. Manger la chair et boire le sang est une affaire d’amour (à moins qu’il ne s’agisse d’un viol, d’une destruction, perversion de l’amour). « En ce sens, la faim ne constitue pas d’abord une détresse, mais une bénédiction car le plus mortifère serait […] l’inappétence, où la vie se consume et se détruit elle-même dans le refus de recevoir. » (J.-L. Chrétien) Olivier Py parle à l’inverse de la gourmandise, péché capital : qu’est-ce qui mange en moi lorsque je n’ai pas faim ? La peur de manquer parce que l’autre pourrait faire défaut. « Faim de la justice : huitième béatitude. » (Pascal) L’amour, la justice et la vie se disent par le repas ; inversement les vivres font vivre.

C’est eucharistique ! La célébration chrétienne n’a pas de geste réservé, auquel elle seule recourt, une chose si étrange, mais puise dans le commun de l’expérience. Jésus ne crée aucun rite ; il parle au plus charnel, au plus humus de l’humain. Ainsi est révélé le divin en chacun, dans toute vie, même chaotique ; la fraction du pain en est sacrement.

Que Jésus, sa manière de vivre, sa parole, soit nourriture, non seulement source d’énergie pour agir, mais inspiration pour mener sa vie, combien depuis deux mille ans en font le récit ! Non seulement son style de vie est combustible pour persévérer dans l’existence (par exemple la contemplation de l’homme aux douleurs qui soutient les souffrants), mais ce qu’il donne à voir de l’humanité nourrit qui, à sa suite ou non, s’emploie à faire de ce monde un Eden, ne se résout pas à la violence et la mort. « Bien qu’ils soient mortels, les humains n’ont plus le goût de la mort. » (Bellet)

C’est ainsi, les vivants ne sont ni autonomes, ni autarciques. Il se nourrissent, existent, de la chair, du sang, de la vie des autres. Personne n’est seul dans son cabinet cartésien de réflexion ou self-made-man. Plus on le prétend, plus l’on veut ne rien devoir à personne, plus on est ogre à détruire les autres. Il arrive que certains en abusent, goujats et criminels.

Dans le sacrement de la table partagée, on ne saura « goûter comme est bon le Seigneur » si l’on ne communie pas à la chair des autres. La chair du fils de l’homme est celle de l’humanité. « Il est né d’une femme » dit Paul. Il y a de quoi être dégoûté par cette chair, je l’accorde, mais Dieu a tant aimé le monde. Jésus a partagé sa table avec les criminels, les pécheurs, les prostituées. Qui n’a que dégoût par cette chair ne pourra se régaler des viandes succulentes et des vins capiteux du banquet messianique, parce que celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, ne peut aimer Dieu qu’il ne voit pas.

Ils sont synonymes ces deux versets des psaumes, puisque les deux commandements ne font qu’un : « Comme il est bon pour des frères [et sœurs] de vivre ensemble et d’être unis ». « Goûtez et voyez comme est bon le Seigneur. »

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