Les versets que nous venons d’écouter (Jn 14, 23-29) répondent à une question de Jude : « Seigneur, que se passe-t-il ? Est-ce à nous que tu vas te manifester, et non pas au monde ? » Comme souvent chez Jean, on cultive le quiproquo, on donne l’impression que questions et réponses ne correspondent pas. Cela oblige à chercher leur lien.
En supprimant la question disparaissent le monde et le nous qui laisse le lecteur à une suite individuelle, un attachement personnel à Jésus ; si quelqu’un m’aime, nous viendrons chez lui. Le texte parle de l’inhabitation du Père et du fils dans le cœur du disciple et cette inhabitation n’a rien à voir avec le cours du monde ; elle concerne uniquement ce que l’on appelle de façon détestable la vie spirituelle, cœur à cœur. Mon Jésus et moi.
De façon détestable, parce qu’on laisse entendre qu’il y a, à côté de la vie professionnelle, familiale, de loisirs, etc., un temps pour la vie de foi et plus spécifiquement pour la prière. Cette manière de voir est païenne en ce qu’elle laisse réserve un temps pour le culte, et que le reste de la journée ou de la semaine, on peut vaquer à ses occupations. Or la vie spirituelle, c’est la vie, toute la vie, dans l’Esprit ou selon l’Esprit. Il n’y a pas un moment qui ne soit prière, s’il faut obéir à l’injonction de l’Apôtre de prier sans cesse. L’habitation de Dieu avec Jésus ne se fait pas dans le sanctuaire, dans le cœur, mais dans l’ordinaire de la vie, au cœur de la vie.
Pour sortir de ce qui ramène l’évangile au paganisme, il faut, comme toujours, se tourner, se retourner vers Jésus. Qu’a-t-il vécu et comment ? Il est mort pour avoir osé dire et manifesté que le relèvement des écrasés est la manifestation de l’amour de Dieu, de son salut. Luc le dit le plus explicitement avec le Magnificat par exemple ou la prophétie d’Isaïe qui ouvre la mission de Jésus à la synagogue de Nazareth, la bonne nouvelle est annoncée aux pauvres. C’est intempestif, inaudible, toujours à redire quitte à conduire à la mort. Le salut, l’amour de Dieu – et c’est bien ce dont parle le texte d’aujourd’hui – renverse les structures d’oppression quelles qu’elles soient, sociales, politiques, économiques, religieuses.
Si Jésus est conduit à la mort, c’est parce que sa vie, manifestation de l’amour de son père, lieu du salut, s’oppose à l’ordre du monde, entendons l’ordre de ceux pour qui ça va bien, ceux qui sont du bon côté. Et tant mieux pour eux ! mais il y a tous les autres.
Si le Père et le Fils demeurent en quelqu’un, c’est que celui-ci aime comme Jésus, qu’il se range du côté des écrasés et qu’ainsi il dit qui est Dieu, parce que c’est aux humiliés et affamés en premier qu’est annoncé l’évangile. L’inhabitation trinitaire n’est pas une mystique éthérée, anhistorique. La mystique selon l’évangile est toujours historique et charnelle.
L’Esprit fait se souvenir de tout ce que Jésus a dit, non comme un joli message, fût-il d’union avec le divin, mais comme ce que Jésus a vécu, une posture, un style de vie, avec et pour les écrasés. Impossible de parler de l’Esprit sans parler des petits, à moins de blasphémer, péché impardonnable. Le souvenir de l’Esprit est la conformation de nos vies selon celle de Jésus. Ainsi nous nous souvenons de tout ce qu’il nous a dit. Le souvenir de l’Esprit ne donne pas sens à la mort en croix, mais révèle jusqu’en cette mort, le salut, l’amour du Père et du Fils pour les plus petits, puisque la vie de Jésus s’est articulée pour et avec eux.
« La mort de Jésus n’est le sens final de sa vie que dans la mesure où la mort où l’a conduit sa vie montre en même temps le sens historique et le sens théologique de sa vie. C’est donc sa vie qui donne le sens ultime de sa mort […] Il s’ensuit que ses disciples ne doivent pas d’abord centrer leur attention sur la mort comme sacrifice mais sur la vie de Jésus qui ne sera donc la leur que si elle entraîne aux mêmes conséquences que celle de Jésus. […] Quand il dit avec insistance qu’il est une tête vis-à-vis d’un corps, et qu’il enverra son Esprit par lequel son œuvre se poursuivra, il vise le cours historique de sa vie éternelle. […) Ni le culte ni même la célébration de l’eucharistie ne sont le totum de la présence et de la suite de Jésus : la continuation historique est nécessaire en ce qu’elle poursuit ce qu’il a réalisé, comme il l’a réalisé. […] Voilà pourquoi il faut se demander qui continue à accomplir sa vie et sa mort dans l’histoire. » (I. Ellacuria, Le peuple crucifié, p. 72-73)
Patricia Trudeau, 2013 Station 5, Simon de Cyrène
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